Mis à jour le 20 juin 2025
Épisode 2 – Échange avec Camille Forthoffer, post-doctorante programme PUI innovation en SHS. Elle fait un travail de recherche pour caractériser l'innovation issue des sciences humaines et sociales. Pour cela, elle travaille avec les acteurs et actrices en Sciences humaines et sociales (SHS) de l’Université Bordeaux Montaigne et de l’université de Bordeaux, dans le cadre du PUI Bordeaux.
Camille Forthoffer - Plutôt que de postuler que les SHS produiraient une innovation "différente", il convient de raisonner autrement : les sciences humaines et sociales invitent surtout à interroger autrement ce que l’on entend par innovation, par nouveauté, et par le bien qui leur est souvent associé.
En effet, dans le langage courant comme dans les discours institutionnels, l’innovation est généralement perçue de manière positive. Qualifier une chose d’"innovante", c’est implicitement affirmer qu’elle est bénéfique. Pourtant, tout objet, service ou organisation transforme les relations sociales, modifie les pratiques, façonne les comportements individuels et collectifs. Il ne va donc jamais de soi. En ce sens, toute innovation est potentiellement controversée.
Prenons quelques exemples : c’est le cas actuellement de l'IA, mais on peut penser aussi à Wikipedia, Internet, le nucléaire, la sécurité sociale en leur temps. Toutes ces "innovations" ont suscité ou suscitent des débats intenses sur leur impact social, politique ou culturel.
Les chercheur·e·s en SHS sont particulièrement attentifs à cette complexité. Leur travail vise moins à trancher de manière binaire entre ce qui serait "bon" ou "mauvais", qu’à comprendre comment ces jugements se construisent, dans quels contextes, avec quels effets.
En résumé, le concept même d’innovation, n’est donc pas tant une finalité qu’un terrain d’observation et de réflexion critique.
Camille Forthoffer : Les SHS jouent un rôle critique essentiel. Ce que la recherche met au jour ne se limite pas à des effets positifs ou négatifs ; elle peut aller jusqu’à interroger les cadres institutionnels ou normatifs eux-mêmes. C’est dans ces moments que la dimension politique du travail en SHS – pourtant toujours sous-jacente – devient plus visible.
C’est dans cette capacité à interroger les effets profonds et parfois invisibles des transformations que les SHS sont parfois perçues comme "trop politisées." En rendant visible ce que l’on préfère parfois considérer comme neutre, les SHS soulignent que toute innovation a des implications sociales, culturelles et politiques. Elles rappellent que même une application mobile, en apparence anodine, porte en elle des choix de société.
En somme, les SHS nous invitent à ne pas oublier que l’innovation, si elle peut être un levier de progrès, peut aussi imposer des formes de pouvoir ou d’exclusion et mérite donc toujours d’être interrogée.
Camille Forthoffer - Le terme de progrès est problématique : il renvoie à une vision évolutionniste qui tend à hiérarchiser les sociétés ou les techniques. Il suggère qu’il y aurait des cultures "en avance" et d’autres "en retard", selon leur degré d’adoption des innovations.
À l’inverse, parler de mutation ou de transformation semble plus juste. Cela rend mieux compte de la manière dont les SHS accompagnent ou éclairent des évolutions en cours, sans les orienter de manière prescriptive.
Ils abordent généralement la notion d’innovation avec prudence, voire avec scepticisme, notamment à cause de ses usages normatifs. En revanche, ils valorisent la capacité des SHS à produire des retombées concrètes pour la société, notamment en apportant un éclairage nouveau sur les phénomènes sociaux.
Camille Forthoffer - Plutôt que de "repérer l’innovation", il s’agit d’en comprendre les dynamiques à travers les pratiques de recherche. Beaucoup de chercheur·e·s soulignent combien la recherche "en train de se faire" implique des collaborations avec une diversité d’acteurs, dans une logique d’enrichissement mutuel. C’est dans ces interactions que les SHS participent pleinement à la transformation des sociétés.
En réalité, la contribution des sciences humaines et sociales à l’innovation recouvre un spectre particulièrement large de pratiques. Elle peut prendre la forme de la production de connaissances qui transforment notre compréhension des phénomènes sociaux, de missions d’expertise au service des politiques publiques, ou encore de démarches plus situées qui s’ancrent dans le réel d’un territoire, d’un groupe social, d’un moment précis (enquêtes de terrain, expérimentations, dispositifs participatifs ou de débat) qui, à terme, peuvent donner naissance à de nouveaux services, organisations ou outils d’action.
Cette innovation peut également s’incarner dans des formes plus techniques ou méthodologiques, parfois qualifiées de « traditionnelles » : constitution de bases de données, développement d’outils numériques ou technologiques, par exemple dans les domaines de l’archéologie, de la géographie ou des humanités numériques.
Cette diversité de pratiques n’est sans doute pas propre aux SHS. Elle se retrouve dans bien d’autres champs scientifiques. Mais ce qui distingue les SHS, c’est peut-être la manière dont cette pluralité est pensée comme intrinsèquement liée à la complexité du social, et comme un levier pour interroger les formes mêmes de l’innovation.
Il s’agit de changer de regard sur ce que l’on entend par "innovation" dans le champ des SHS. Il ne s’agit pas prioritairement de produire des objets, des services ou des organisations, mais de contribuer à une réflexion de fond sur nos modes de vie.
Cette réflexion, en retour, nourrit des transformations sociales, culturelles, politiques, qui peuvent déboucher sur de nouveaux dispositifs, mais selon des temporalités plus longues, moins linéaires, moins individualisées que dans le champ technologique.
En SHS, l’innovation est un processus diffus, collectif, selon lequel il n'y a pas de reconnaissance de paternité d'une idée à proprement parler, souvent invisible à court terme, mais profondément structurant. Elle repose sur l’intelligence critique, le dialogue, la confrontation des points de vue, et l’appropriation progressive par la société.
Contacter Camille Forthoffer : camille.forthoffer @ u-bordeaux-montaigne.fr (camille.forthoffer @ u-bordeaux-montaigne.fr)
Suivre la Communauté universitaire d'innovation Bordeaux sur LinkedIn
Le Pôle universitaire d’innovation Bordeaux, coordonné par l’université de Bordeaux en tant que cheffe de file, a pour objectif d’accélérer la dynamique d’innovation du
territoire en révélant le plein potentiel des acteurs de la recherche publique. L’Université Bordeaux Montaigne est l’un des 16 fondateurs de ce pôle.
Un projet financé par l’État dans le cadre de France 2030.
Docteure en design de l’Université Bordeaux Montaigne, diplômée d’un master Design de l’Université Bordeaux Montaigne, Camille Forthoffer a intégré l’Université Bordeaux Montaigne en septembre 2024 avec un contrat de post-doctorante "Innovation et SHS". Elle est rattachée au pôle Innovation et transfert de la Direction de la recherche, et sa mission est au service du PUI Bordeaux.