Interview de Karel Novotný, professeur invité au mois de mai - Université Bordeaux Montaigne

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Interview de Karel Novotný, professeur invité au mois de mai

Au mois de mai 2025, M. Karel Novotný, professeur à l'Université Charles à Prague (République tchèque), a séjourné à l'Université Bordeaux Montaigne en tant que professeur invité. Il se confie sur son parcours et son séjour bordelais.

Pouvez-vous vous présenter et nous raconter votre parcours ?

Je suis né en janvier 1964 à Ústi nad Labem, dans la région nord-ouest de la Tchéquie. Quant à mes études universitaires à l’Université Charles à Prague, j'ai pensé d’abord aux études de physique parce que je pensais que ça serait peut-être ma destinée. Au bout d'un semestre à la faculté des mathématiques et de physique, je me suis rendu compte que ce n’était pas mon chemin. J’ai donc cherché ce qu'il y avait comme autres possibilités et j'ai découvert qu'il était possible d'étudier deux matières dans la même université : la philosophie et la physique.

Je ne savais pas ce qu’était la philosophie à ce moment-là parce que chez nous, au lycée, il n'y avait pas trop de philosophie à l’époque. Et pourtant, je me suis dit que ça pouvait être intéressant. Et comme en 1983 il n’était possible d’étudier la philosophie qu’en combinaison avec une autre matière, (outre l’histoire, biologie et l’économie politique) la physique, dont j’ai eu certaines bases tout de même, je m’y suis inscrit. J'ai découvert petit à petit ce qui se passait dans le domaine de la philosophie grâce à la possibilité de fréquenter des cours à l'extérieur de l'université, dans des appartements privés. Les séminaires y étaient dirigé par les gens qui n'étaient pas dans les institutions officielles, ils ont crée donc des cercles privés.

Quant à moi, j'ai d’abord joint un groupe de lecture dirigé par un jeune homme qui, lui, avait aussi fréquenté, avant, de telles lectures avec un philosophe, et homme politique dissident, qui s'intéressait à Edmund Husserl, phénoménologue et philosophe allemand d'origine morave. Ce dissident, devenu plus tard, après 1989, un député et sénateur, avait lui-même assisté aux lectures privées de Jan Patocka (1907-1977), un élève direct de Husserl. Patocka est largement connu comme un des fondateurs du mouvement des citoyens engagés pour les droits de l’homme, appelé Charte 77. C’est pour cela qu’il était l’auteur interdit aux universités lors du temps de mes études, philosophe auquel je me suis d’autant plus interessé. J'ai ensuite découvert d’autres cercles privés de lectures consacrés aux autres philosophes. Petit à petit, j'ai élargi cette possibilité de travailler de manière assez intensive sur la philosophie en dehors de l'université avec des gens qui étaient aussi motivés que moi, d’ailleurs un phénomène très rare à l’université jadis.

Quel est votre domaine de recherche ?

A l’Université Charles j’ai travaillé pendant mes études surtout dans le domaine de la philosophie allemande classique, nous avions un excellent professeur, spécialiste dans ce domaine. En dehors de l’Université, dans les cercles privés, c’était surtout la phénoménologie que j’ai étudiée, mais aussi Kant, Platon, Descartes. Il était d’ailleurs impossible à l’époque d’écrire des travaux académiques, ou même des mini-mémoires, sur les phénoménologues. Non seulement Patocka, un auteur strictement interdit, mais même un mémoire de master ou même un mini-mémoire sur Husserl n’était pas une option permise.

J’ai terminé mes études par un mémoire de master sur le rapport de jeune J. G. Fichte à I. Kant en octobre 1989, quelques semaines avant la chute du régime communiste en novembre de la même année. Depuis lors, mes recherches se concentrent sur la phénoménologie, tant sur l'interprétation des œuvres classiques fondamentales allemandes que, de plus en plus et surtout, sur la phénoménologie en France, où ce courant philosophique est le plus vivant.

Sur quel projet de recherche travaillez-vous actuellement ?

Il y a deux projets de recherche sur lesquels je travaille avant tout, actuellement. Un projet concerne le rapport du corps au monde, conçu dans les termes de chair du phénomène. C’est un projet du livre qui, sous le titre La vie charnelle des phénomènes. Apparaître et corps, titre encore provisoire, traite des thématiques centrales de la phénoménologie : tout d’abord, la question de ce qu’est un phénomène, en quoi consiste son apparaître et ensuite, une condition ontologique de l’apparaître des phénomènes est abordée à même le concept du monde, en phénoménologie et en cosmologie philosophique. En dernière partie du livre, je m’intéresse au rapport de la chair et du corps qui sont d’autres conditions de l’apparaître, conditions irréductibles au monde, et cela dans différentes approches classiques et contemporaines.

Le propos de l’autre projet de recherche est d’étudier le thème actuel de nos rapports à l’environnement d’un point de vue particulier, à savoir dans le contexte de la phénoménologie. Le projet est intitulé Le Visage de la nature dans la phénoménologie française contemporaine. Pourquoi parler du visage de la nature, pourquoi ce titre-là du projet ? Pourquoi « visage de la nature » dans ce contexte très vaste et riche de directions de la philosophie et de l’éthique environnementales ?

Le concept du visage fait partie exemplaire de ces transformations et innovations, qui ont rendu la phénoménologie française célèbre, il renvoie à E. Levinas, un grand penseur de l’école phénoménologique. La pertinence de l’idée levinassienne pour nos soucis face aux crises écologiques se traduit par exemple dans des questions comme : Est-ce que l’expérience de l’être naturel s’il y en a encore, aurait une telle dimension de la résistence éthique ? Est que son altérité, c’est-à-dire l’être indépendant et étranger de la nature, est encore vécue et peut déclancher une responsabilité comme un rapport éthique à la nature de sorte qu’elle aurait la force de nous émpécher à la dominer, l’exploiter, la tuer ? Est-ce que la nature est l’autre encore, ou de nouveau ?

Sur quel sujet spécifique travaillez-vous ici à l’Université Bordeaux Montaigne ? 

Pendant trois ans de la durée du projet « Le Visage de la nature dans la phénoménologie française contemporaine », nous avons pu nouer un certain nombre de collaborations – dans un format modeste des journées d’études une fois par un - avec des philosophes français·e·s, dont, notamment, avec Monsieur Bruce Bégout, auteur d’un concept original d’écophénoménologie, très récemment complété par la publication du livre sur La pensée mersive, PUF 2025. Je travaille avec Bruce Bégout aussi sur mon premier projet de recherche, celui qui concerne la question de la phénoménalité en elle-même.

Quant à cette question de savoir comment saisir en phénoménologie - sans la soumettre à une violence conceptuelle – la richesse des manières d’apparaître à la base de notre accès à la réalité, Bruce Bégout a récemment esquissé une critique fondamentale de cette violence qu’il constate à l’œuvre dans la phénoménologie, non seulement chez les auteurs classiques, mais aussi contemporains. Cette critique est un défi pour le propos initial de mon travail de justifier la pertinence et légitimité de la question de la phénoménalité. Tandis que j’ai poursuivi cette question de l’essence de l’apparaître comme un des axes encore vitaux de ce courant de la pensée philosophique, je constate qu’il faudrait la reprendre à nouveaux frais, et cela justement aussi grâce aux travaux récents de Bruce Bégout.

Quels ont été les moments clefs de votre séjour à l’Université Bordeaux Montaigne ?

Les moments clefs ont été sans aucun doute les présentations publiques de mes projets de recherche à l’Université Bordeaux Montaigne, le 15 mai sur « La chair du phénomène et le corps », et le 27 mai sur « Double visage de la nature ». Les discussions avec les collègues qui sont venus m’écouter, l’occasion de pouvoir parler de mes intérêts philosophiques de manière moins techniques, plus générales, c’était un défi et un plaisir à ces deux moments-là. Les rencontres régulières avec Bruce Bégout lui-même, le véritable expert et penseur original, étaient à chaque fois une inspiration pour la poursuite de mes recherches.

Quels sont les avantages à être professeur invité à l'Université Bordeaux Montaigne ?

Le campus de Pessac est agréable, il y a là une excellente bibliothèque dont le bâtiment moderne offre tout ce qu’il faut. En plus j’avais un bureau à ma disposition, ce qui est tout-à-fait extraordinaire. Je n’avais jamais eu de telles conditions de travail.

Est-ce la première fois que vous participez à un programme de professeur invité ? Si non, où avez-vous été ?

La toute première fois, j’ai été invité à l’Université Paris VII Denis Diderot (2001). Par la suite, j’ai eu l’occasion d’aller à l’Université Federal de Sao Carlos, Brésil (2008), Université de Luxemburg (2009), Université de Dijon (2010), University of Memphis (2012), Ecole des hautes Etudes en Sciences Sociales Paris (2013), Université Paris I (2015), Université Paris X (2021). Ce n’était pas à chaque fois le même format officiel de « professeur invité » ou « visiting scholar », mais toujours une excellente occasion de rencontrer des collègues et étudiants de philosophie et de vivre des expériences enrichissantes.

Comment comptez-vous maintenir les liens avec vos collègues de l'Université Bordeaux Montaigne ?

Nous avons un accord bilatéral Erasmus+ entre la Faculté des sciences humaines de l’Université Charles et l’Université Bordeaux Montaigne, ce qui nous permet d’envisager la mobilité des étudiants et enseignants de philosophie. Le Professeur Bruce Bégout a d’ailleurs été invité à Prague en automne 2023 dans ce cadre-là.

Nous voulons continuer et même renforcer ce type de mobilité dans les années à venir, notamment en connexion avec les activités du collège doctoral « Nouvelles phénoménologies dans l’espace franco-allemand », une formation de troisième cycle portant sur les points de rencontre et de rupture entre les recherches phénoménologiques françaises et allemandes contemporaines.

Pour en savoir plus sur le programme "Professeur Invité" de l'Université Bordeaux Montaigne, rendez-vous sur la page dédiée ou contacter le pôle Gestion de projets et mobilité des personnels (staff-mobility @ u-bordeaux-montaigne.fr) de la Direction des Relations Internationales.

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