Recherche et jeu vidéo - Roxane Chilà, consultante pour le jeu A plague tale : Requiem - Université Bordeaux Montaigne

Culture

Recherche et jeu vidéo - Roxane Chilà, consultante pour le jeu A plague tale : Requiem

Roxane Chilà est enseignante et chercheuse à l’Université Bordeaux Montaigne. Pour le studio Asobo, elle a mis son expertise au service du jeu vidéo à succès A Plague Tale : Requiem. Aujourd’hui, elle partage avec enthousiasme son expérience en tant qu’enseignante et consultante.

Sommaire

  1. Pourriez-vous présenter votre parcours estudiantin et votre domaine de recherche ?
  2. Quelles sont vos activités à l'Université Bordeaux Montaigne ?
  3. Comment s'est initié le partenariat pour le jeu A Plague Tale : Requiem ?
  4. Quel était votre rôle sur le jeu et comment a fonctionné la collaboration avec le studio Asobo ?
  5. Que vous a apporté le travail que vous avez fait pour ce jeu ?
  6. Est-ce que ce travail de consultation a nécessité d’effectuer des recherches de votre part ?
  7. La création dans le jeu vidéo est très tournée vers l'iconographie, alors que la recherche peut-être une discipline plus livresque, y a-t-il eu une tension entre ces deux formes de création ?
  8. Utilisez-vous le jeu vidéo dans votre enseignement ou pour vos recherches ?
  9. Vous avez participé à Montaigne in game ?
  10. Pour finir, quel est votre regard sur le jeu vidéo en tant qu’enseignante après cette expérience ?

Pourriez-vous présenter votre parcours estudiantin et votre domaine de recherche ?

Parcours estudiantin

Roxane Chilà : Après mon baccalauréat, j’ai intégré une classe préparatoire puis l'École Normale Supérieure de Lyon. En 2008, j'ai obtenu l'agrégation et j’ai commencé ma thèse en 2009.

Lors des deux dernières années de ma thèse, j'ai eu la chance d'être membre scientifique de la Casa de Vélasquez à Madrid. Cet établissement, comme l'école française de Rome, accueille des chercheurs français à l'étranger. Comme je travaillais sur l'Italie méridionale à l'époque où les rois qui la gouvernent sont originaires de la péninsule Ibérique, j'avais besoin d'être en Espagne pour trouver de la documentation, car les archives en Italie ont disparu pendant la Seconde Guerre mondiale. J'ai passé deux années très enrichissantes en Espagne et à mon retour en France, j'ai soutenu ma thèse à l’automne 2014.

J'ai ensuite effectué plusieurs contrats comme attachée d'enseignement et de recherche (ATER). En septembre 2018 j'ai intégré l'Université Bordeaux Montaigne en tant que professeure agrégée.

Domaine de recherche

Roxane Chilà : L’intitulé de ma thèse est : Une cour à l'épreuve de la conquête : la société curiale et Naples, capitale d'Alphonse le Magnanime (1416-1458).

Je travaille donc sur la fin de la période médiévale (14e et 15e siècles) et sur la cour du royaume de Naples. Je travaille sur l'Italie méridionale et sur la péninsule ibérique, car à cette époque la dynastie régnant à Naples est originaire d’Espagne.

Quelles sont vos activités à l'Université Bordeaux Montaigne ?

Roxane Chilà : J'enseigne au département d'histoire de notre établissement. Le poste de PRAG (professeur agrégé) est tourné vers l'enseignement et beaucoup moins vers la recherche. Mais comme je suis investie et passionnée par mon domaine, en plus de mon lourd service, je poursuis tout de même mes recherches.

Au département d'histoire j'enseigne exclusivement l'histoire du Moyen-Âge aux étudiants de tous les niveaux, que ce soit en licence, en master, mais aussi aux étudiants qui préparent les concours de l’enseignement : l’agrégation et le CAPES dans le cadre du master MEEF.

J'ai également la fonction de directrice des études pour les étudiants en première année de licence, nous sommes quatre au département d'histoire à avoir cette fonction. Cela signifie que nous sommes régulièrement impliqués dans l'accueil des étudiants de première année et dans leur orientation. Nous avons également pour but de faire en sorte que la transition entre les études secondaires et les études supérieures se passe bien et nous accompagnons les étudiants dans l’acquisition de la méthodologie du travail universitaire.

Nous sommes leurs interlocuteurs privilégiés, nous répondons à leurs sollicitations. C'est une fonction pédagogique très intéressante.

Comment s'est initié le partenariat pour le jeu A Plague Tale : Requiem ?


Illustration issue du jeu A plague tale : Requiem
Roxane Chilà : Je leur ai été recommandée par mon collègue Nicolas patin qui a collaboré avec le studio Asobo. Nicolas Patin a pensé que j'étais la bonne personne pour travailler avec le studio Asobo, parce qu'à côté de l'aspect sérieux et de la rigueur de mon travail, dans mes recherches- je suis une lectrice de fantasy et de science-fiction. Il m’est possible de faire un pas de côté et d’envisager la période que j’étudie comme un objet de consommation par le grand public.

Pour ce deuxième opus, le studio Asobo recherchait une personne spécialiste du Moyen-Âge et apte à adapter ses connaissances au domaine du jeu vidéo. J'étais donc force de proposition, même si ce qui l'emportait dans leurs choix c'était toujours l'aspect ludique et vidéoludique. J’étais une personne offrant des ressources, mais pas en position d'autorité.

Quel était votre rôle sur le jeu et comment a fonctionné la collaboration avec le studio Asobo ?

Roxane Chilà : En tant que consultante extérieure, je suis intervenue dans un second temps, le studio avait déjà achevé la majorité de l’histoire du jeu. J'échangeais une fois par mois avec l’équipe sur les propositions que le studio me soumettait ; je faisais un retour écrit sur ce qui correspondait à deux ou trois chapitres du jeu.

Je donnais mes impressions sur ce que l'on pouvait éventuellement rectifier dans le décor, les éléments que je trouvais particulièrement pertinents et qui rendaient bien compte de la période médiévale, les choses qui pourraient signifier encore mieux le contexte... J’ai pu écrire de façon très fluide, au fil de la plume, et même me permettre quelques traits d’humour.

Au début de notre collaboration, ils m'ont fait parvenir les fiches des personnages pour que je les conseille sur les costumes : étaient-ils conformes ? Comment pouvait-on les améliorer ?… Chaque fois, je me suis fait la réflexion que l'on partait d'un niveau d'historicité et de véracité plutôt bon. Le studio travaille avec des spécialistes dont le travail est très bien renseigné. Il était très rare que je signale de grosses bévues.

Je faisais beaucoup de retours sur les interactions entre les personnages ou sur leur évolution dans le décor pour enrichir l'histoire et la rendre encore plus authentique. J'ai également fait des suggestions de décor en leur proposant des décors de tannerie, ou de corderie.

Que vous a apporté le travail que vous avez fait pour ce jeu ?

Roxane Chilà : J'ai été très étonnée par le rapport que le studio a à l'écriture. Pour les historiens, l'écriture est un processus extrêmement sérieux. Lorsqu'on est dans une démarche scientifique, dans un exercice académique, dans la rédaction de livres, il faut écrire très clairement dans un style relativement soutenu, ce qui peut générer des angoisses. Le studio, pour sa part, travaille avec des supports PowerPoint. J’ai trouvé cela fascinant, car ça leur permet de déplacer les différents éléments de la narration en un clic. Les personnes du studio m’ont semblé entretenir un rapport plus pragmatique et dépassionné avec l’écriture. Cette approche décomplexée m’a beaucoup apporté.

Est-ce que ce travail de consultation a nécessité d’effectuer des recherches de votre part ?


Illustration issue du jeu A plague tale : Requiem
Roxane Chilà : J'ai parfois fait des recherches iconographiques pour proposer des références sur des fresques 14e siècle en mettant en avant les éléments du langage iconographique de l'époque, l'usage de certains types de couleurs. En exemple, nous avons aujourd'hui une perception de la couleur rose comme une couleur associée à la féminité ou à l'enfance alors qu’à cette époque, cette couleur était plutôt associée à l'aristocratie et à la masculinité. J'ai produit plusieurs fiches avec des modes d'emploi, des repères visuels, des conseils, des préconisations notamment sur la perspective au Moyen-Âge.

C’est-à-dire ?

Roxane Chilà :

Pour un regard contemporain, l’absence de perspective fait partie des étrangetés des images médiévales. Après le triomphe d’une forme de réalisme visuel à la Renaissance, de la perspective savante, on conçoit les représentations médiévales comme "mal faites". Pourtant, on connaissait la perspective au Moyen-Âge, mais que les artistes de l'époque faisaient le choix délibéré de ne pas utiliser de perspective naturaliste ou de représentation à l'échelle. Ils désiraient plutôt célébrer la création de Dieu, hiérarchiser les discours, même si cela impliquait d'avoir des distorsions dans l’espace représenté ou des personnages plus grands que dans la réalité. La taille des personnages n'était pas liée à leur position dans l'espace, mais à leur importance. C'est une mentalité médiévale de l'image pour laquelle je leur ai fait un mode d'emploi.

J'ai également rédigé des indications sur la façon dont on connaît au Moyen-Âge les cultures des siècles précédents. Cela a nécessité quelques recherches même si je reste familière de ces sujets. C'était à la fois de la recherche et de la pédagogie.

La création dans le jeu vidéo est très tournée vers l'iconographie, alors que la recherche peut-être une discipline plus livresque, y a-t-il eu une tension entre ces deux formes de création ?

Roxane Chilà : Pas vraiment. C'est évident que l'aspect visuel est "l'alpha et l'oméga" du jeu vidéo. Bien que je sois une historienne des textes, dans la recherche, on ne peut pas faire l'économie de l'image et de la confrontation entre textes et images. C'est un travail très stimulant parce que souvent ce que l'on retire de l'image peut être en porte-à-faux ou dissonant par rapport aux textes. Cela nous permet de faire un pas de côté et d'interroger nos sources textuelles. Cette confrontation nous invite à prendre du recul sur nos sources.

Il faut savoir qu'en tant qu'historien, les matériaux que l'on mobilise sont le fruit d'une production qui a des normes et des conventions et que l'on doit ne pas tout prendre pour argent comptant.

Les créateurs d'images de l'époque ont les mêmes arrière-pensées que les artistes et les artisans visuels d'aujourd'hui, ce sont de grands communicants. Ils déploient différentes techniques pour faire passer des messages, des signes, des symboles qu'il faut apprendre à connaître et à reconnaître. Il faut donc avoir un œil bien formé et ces images que l'on étudie sont un complément indispensable aux sources textuelles.

Dans l’UE (l’Unité d’Enseignement) découverte de Licence deuxième année que je dispense ce semestre, je parle aux étudiants des images au Moyen-Âge et je les invite à ne pas croire que seule notre société contemporaine est saturée d’images. À la période médiévale, c’est également le cas. Les images y sont certes plus rares, mais elles ont la même importance que nos images actuelles. Les gens sont marqués par les images qu’ils voient, ils les adorent, ils les recherchent. Dès qu'on en a les moyens, on commande la production d'images.

Même quand on travaille sur les textes, il faut toujours être conscient que la période médiévale est saturée d'images. De ce fait, pour moi, faire un pas vers le domaine du jeu vidéo est assez aisé et extrêmement plaisant.

Utilisez-vous le jeu vidéo dans votre enseignement ou pour vos recherches ?

Roxane Chilà : Je fais souvent référence en classe à des images issues du cinéma et notamment des œuvres du réalisateur Ridley Scott.  Lorsque l'on parle de la culture matérielle : les intérieurs, la guerre, l'armement, le château fort, la bataille, le siège, c'est plus aisé de mobiliser la culture visuelle des étudiants en parlant des films comme Kingdom of Heaven ou Robin des Bois, y compris pour mettre en évidence certains choix peu fidèles à la réalité. Ridley Scott est un cinéaste très prolifique pour la période médiévale et son film Le Dernier Duel est extrêmement intéressant et précis, car il travaille avec de bons historiens. Malgré certains anachronismes inhérents au 7e art, beaucoup de représentations sont fidèles. J'utilise également certains visuels issus du jeu vidéo Assassin's Creed notamment ceux sur l'Italie pour évoquer le 14e siècle.

Vous avez participé à Montaigne in game ?

Roxane Chilà : Avec Nicolas Patin, nous nous étions retrouvés durant le confinement. Pendant que lui jouait au jeu, je faisais le commentaire historique du premier opus d’A Plague Tale.

Je montrais les fidélités et les infidélités du jeu, en émettant des hypothèses sur les choix des studios. Il s'agissait aussi de montrer les références mobilisées.

Pour finir, quel est votre regard sur le jeu vidéo en tant qu’enseignante après cette expérience ?

Roxane Chilà : Je savais déjà que certains étudiants entament des études d'histoire parce qu'ils avaient joué aux jeux vidéo. Il est important de ne pas sous-estimer le jeu vidéo en tant que porte d'entrée vers des études universitaires. Et c'est très intéressant parce que l'on part du côté ludique pour arriver à un parcours académique. Je trouve très important de ne pas opposer ces deux aspects de l'histoire. Il est certain que nous devons la venue de certains bons étudiants en cursus d'histoire à des jeux comme Assassin's Creed ou A Plague Tale par exemple.


Illustration issue du jeu A plague tale : Requiem

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