Juillet 5 - Sylvie Robert - Université Bordeaux Montaigne

La littérature sapientielle sous Sanche IV (XIIIème-XIVème siècles, Castille) : écriture et enjeux

Doctorante :  Sylvie Robert

 

Date: 05 juillet 2016 à 14h30
Lieu: Université Bordeaux Montaigne
Maison de la Recherche- Salle des thèses
Esplanade des Antilles
33600 Pessac

Résumé

Ce projet de thèse est la suite logique du travail de recherches effectué en DEA à l’Université Michel de Montaigne en 2005. Il s’agissait de procéder à des « Recherches sur le Sendebar », afin de décrire et d’analyser les comportements féminins. Souhaitant poursuivre ce type de recherches, je me suis rendu compte que la période d’Alphonse X le Sage avait été amplement étudiée. En revanche, la période suivante, celle du règne de Sanche IV et de la régence de Marie de Molina, n’est explorée que depuis une vingtaine d’années par les chercheurs, ce qui constitue un manque. Pour tenter d’apporter, humblement, ma contribution à l’étude de cette période, je me suis proposé d’étudier un corpus constitué des quatre œuvres suivantes :
- El Libro del tesoro
- El Lucidario
- Los Castigos de Sancho IV
- El Libro del consejo e de los consejeros


Bien que chacune ait été l’objet d’études ponctuelles très intéressantes, ce groupement de textes n’a jusqu’à présent bénéficié d’aucune grande étude monographique et appelle donc une analyse approfondie. J’ai souhaité, grâce à une confrontation croisée entre Histoire et littérature, dégager l’évolution de la littérature sapientielle, et de mettre en lumière la vision culturelle, morale, politique et sociétale promue par le roi Sanche IV et soutenue par Marie de Molina.

Dans la première partie, j’ai établi une généalogie précise des œuvres du corpus (le Lucidario, les Castigos, le Tesoro et le Libro del consejo) afin que le contexte littéraire soit étudié en parallèle avec le contexte historique, le but étant de montrer que les œuvres s'insèrent dans une période très courte, spécifique. Cela permet de mettre en évidence les connections entre les ouvrages et les liens entre histoire (politique, économique, religieuse) et littérature. Mon travail a également porté sur les influences qui ont marqué les œuvres étudiées, afin de les présenter de façon détaillée (date, histoire, compilation, argument, composition …). À partir des éditions successives, j’ai choisi les éditions de référence. Enfin, j’ai exposé les raisons pour lesquelles ces quatre œuvres peuvent être étudiées ensemble. Cependant, cette étude pose nombre de questions auxquelles ce travail se propose d’apporter des réponses, sans aucun doute provisoires.
Les quatre œuvres sont des ouvrages de didactique, faisant état de conseils ; elles s'appuient sur les notions de savoir et d'enseignement. J’ai donc proposé une étude des fondements de l'éducation au Moyen Âge, cherchant à définir sur quelles philosophies s'appuient les clercs ou les conseillers. Il m’a donc semblé important de rappeler les apports des grands penseurs et de percer le cheminement de leur pensée. J’ai donc détaillé les différents aspects de la pensée des philosophes grecs et notamment d’Aristote. Ensuite, je me suis intéressée aux penseurs chrétiens qui ont durablement marqué la pensée occidentale, c’est-à-dire saint Augustin, Isidore de Séville et saint Thomas d’Aquin afin de dégager une progression dans la pensée médiévale. En outre, au Moyen Âge, la connaissance est réservée à un petit nombre de lettrés et n'est pas « ouverte » ; de plus, tout n'est pas bon à savoir, même pour les élites. J’ai donc essayé de mettre en évidence un changement de perspective par rapport à la période précédente, celle d’Alphonse X dont les écrits et recherches, très nombreux et importants, reflètent une soif de savoir qui est plus limitée lors du règne suivant. La période d’Alphonse X fonctionne comme une référence. Je me suis donc demandé pourquoi il semblait, dorénavant, indispensable de donner une direction particulière au savoir ? J’ai donc mis en avant et étudié les constantes remarques sur le pourvoir supérieur, de Dieu. Or, c'est au (futur) roi que s'adressent ces différents traités de sagesse : il est la référence pour chaque citoyen, le modèle à imiter. Le savoir dévolu à l'honnête homme peut donc être limité car, selon les ouvrages du corpus, il n'est pas nécessaire de tout savoir pour atteindre Dieu. J’ai donc mis en avant que le but ultime des hommes devait être le salut éternel qui induit des comportements spécifiques pendant les années que dure l’existence de chacun.
Dans la partie suivante, j’ai travaillé sur les références aux autorités car l’argument d'autorité est une des caractéristiques de ces œuvres. J’ai donc fait un recensement précis afin de savoir quelles sont les autorités citées. Je me suis également demandé s’il s’agissait des mêmes citations d’œuvres ou de savants, de philosophes … et si c’était les mêmes dans les quatre œuvres du corpus afin de préciser les influences, les choix des auteurs-compilateurs. Enfin, il m’a semblé intéressant de mettre en lumière ce que nous disent des textes les autorités mises au premier plan.
J’ai donc pu constater que les autorités se recoupent en partie pour les quatre œuvres du corpus. J’en ai donc conclu qu’il n’y avait pas là d'originalité dans le choix qui en était fait. Était-ce la volonté de ne pas dérouter le lecteur par rapport à ses habitudes culturelles, à ses connaissances ? Cela m’a en tout état de cause permis de montrer que les autorités sont malléables, ce qui permet la re-création. J’ai essayé de savoir comment on peut interpréter les divergences entre des citations et si on peut parler de manipulation des autorités et par conséquent des sources. J’ai bien-sûr conclu à une forte intertextualité voire à une certaine manipulation des sources. Elles doivent correspondre à ce que l’on veut (le pouvoir avant tout) démontrer ou induire comme pensées ou comportements.
Dans la quatrième partie, j’ai montré que, dans les 4 œuvres du corpus, deux types d'histoires s'affrontent : l'Histoire des peuples qui est un savoir "pur" et l'Histoire religieuse donnée pour véridique. A travers quelques exemples, j’ai montré que ces 2 types de récits servent à proposer des modèles à imiter (les vies des saints, à travers des contes ou des représentations iconographiques pour ceux qui ne savent pas lire) ou des comportements à rejeter (l’exemple de tel tyran ou de tel prince savant stratège). Cependant, cette étude des différents types d’histoire pose le problème de la subordination de l'Histoire à l'Histoire religieuse puisque cette dernière est considérée comme supérieure à la première, compte tenu du lien à Dieu.

La Partie II est consacrée à l’étude de l’écriture puisque c’est par elle que se montrent le savoir et les enseignements que l’on veut faire adopter. La langue est l'outil qui va permettre de persuader et de convaincre. Elle met en jeu des artifices qui vont orienter l'interprétation du lecteur. J’ai donc travaillé sur les notions d’auteur, de narrateur et de lecteur(s) : sont-ils visibles, réels ou fictifs ? Certains pronoms d’adresse ont une utilité particulière et incluent le lecteur//destinataire dans le récit. A partir de ces différents points, j’ai étudié les figures de style et la façon dont elles sont utilisées, ainsi que les influences directes ou plus discrètes sur l'organisation du discours ; il s’agit notamment de préciser quelle fut l’apport des ordres mendiants avec le sermon (quels types de construction du discours ?), et la volonté de persuasion. Enfin, j’ai consacré une partie à l’étude de la nature et le rôle de l’argumentation après avoir essayé d’en donner une définition qui me permette ensuite de mettre en évidence les différents types d'arguments (d'autorité, d'analogie), vraisemblance et raisonnements biaisés. J’ai souhaité dans une dernière sous-partie exposer l’existence d’un glissement de l’argumentation à la manipulation et de l’écriture aux écritures du savoir qui ont une fonction bien spécifique : inciter, faire pression pour induire des comportements particuliers.

La Partie III m’a permis de faire le lien entre la volonté politique des souverains et les moyens mis en œuvre pour y parvenir. On retrouve dans ces quatre œuvres la topique de la grandeur du pouvoir de Dieu. Cette croyance en Dieu détermine une programmation de toute la vie terrestre en fonction du salut qui va conditionner tous les choix et comportements de la vie. J’ai mis ici en évidence l’importance des vertus, surtout pour le roi qui est un modèle pour les autres et le représentant de Dieu sur terre. De même, j’ai souligné l’importance de la notion de justice. Les vertus sont considérées comme un régulateur social (prudence, tempérance, justice et force), et j’ai montré qu’elles sont une sorte de synthèse de la philosophie d'Aristote et des préceptes chrétiens.
J’ai ensuite expliqué pourquoi il est indispensable de définir et délimiter les connaissances, et que pour ce faire, il faut élaborer un système didactique nouveau qui encadre et contrôle l'information et qui met en évidence les liens entre morale et vertu(s). J’ai montré comment on aboutit à la création, voire à l’imposition de normes de comportement en lieu et place d'un savoir "ouvert" sous Alphonse X. Ce savoir qui s’intéresse à tous les domaines, est en quelque sorte condamné par Sanche IV qui sent la nécessité de se démarquer de son père le roi Alphonse X, le but de ce jeune roi étant de s'affirmer en s'opposant à son père dont la figure tutélaire est écrasante pour lui. En outre, Sanche IV a l’ambition de jouer un rôle politique important dans le royaume de Castille : il considère comme absolument nécessaire la mise au pas de la noblesse afin de construire un état fort avec un pouvoir plus centralisé. Et cette volonté est d’autant plus prégnante qu’il a accédé au trône dans une période particulièrement troublée. Néanmoins, il sera nécessaire de souligner que l’idéal de Sanche IV reste celui de "l'imperator litteratus", et que cette volonté d’être un roi savant le rapproche inévitablement de l’image de son père qui l’influence forcément.
Enfin, j’ai essayé de mettre en évidence les contours de la monarchie idéale que Sanche IV veut imposer ainsi que ce qu’il entend par fonction royale. Il a toujours défendu l’importance de la lignée et s’est toujours battu afin de préserver un héritage difficilement acquis. Le programme politique qu’il met en avant reste assez proche de celui de son père le roi Alphonse X. Il s’agit de dessiner les contours d’une monarchie forte et lettrée qui met en avant le pouvoir du roi, vicaire de Dieu sur terre.

Même si les œuvres du corpus présentent des différences, elles s’inscrivent véritablement dans un processus créatif dans lequel la propagande politique trouve sa place. On constate un glissement idéologique d’Alphonse X à Sanche IV : le système didactique mis en place est un outil afin de contrôler le savoir, tout en incitant à adopter certaines normes de comportement qui permettent de contenir la société et ses éventuels débordements. Ce contrôle sur le savoir induit un contrôle puis une limitation du pouvoir de la noblesse. Cette mise sous tutelle des nobles permet de construire un état fort dont le roi est la figure de proue, tout en l’inscrivant dans une lignée, une histoire édifiante. On en observe les effets dans les chroniques qui revisitent l’Histoire afin de construire une sorte de roman national à travers l’image du souverain. Dans l’exposition des vertus et l’importance accordée au conseil donné et reçu, à la notion de secret et de confiance, tel que l’expose le Libro del consejo, se dessine toute une « didactique » de « l’homme de confiance ». Cette évolution fait du conseiller un spécialiste du droit et de la justice et annonce la montée en puissance du rôle du conseiller du roi et par conséquent du couple roi/favori, même si les expériences de Sanche IV en la matière furent des échecs. Cette spécialisation au plus haut sommet de l’état annonce également la mise en place de l’État moderne. En outre, la mise sous tutelle de la noblesse passe aussi par l’écrit, c’est-à-dire par les artifices qu’autorise une langue pour persuader et inciter. Les comportements attendus sont le fruit d’une force moralisatrice qui est sous-tendue par la croyance en Dieu et par le salut éternel qui préprogramment la vie sur terre. Un ouvrage du corpus me semble être emblématique de cette construction : ce sont les Castigos. Ils semblent dessiner, en effet, l’héritage idéologique, à la fois politique et littéraire, que Sanche IV souhaite léguer à son fils Ferdinand, construisant ainsi « un pont » entre l’avant incarné par Alphonse X et l’après, incarné par Don Juan Manuel et les héritiers de Sanche IV.

 

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