Juillet 14 - Mikel Ayerbe Sudupe - Université Bordeaux Montaigne

La littérature basque contemporaine sous l'éclairage de la critique génétique: analyse du processus de création dans les oeuvres d'Aresti, de Sarrionaindia, de Saizarbitoria et d'Atxaga
EUSKAL LITERATURA GARAIKIDEA KRITIKA GENETIKOAREN ARGITAN / ARESTI? SARRIONANDIA? SAIZARBITORIA ETA ATXAGAREN IDAZLANEN SORKUNTZA PROZESUA AZTERGAI

Doctorant: Mikel Ayerbe Sudupe

 

Date: 14 juillet 2016 à 10h30
Lieu: Université du Pays-Basque

 

Résumé

1.- Introduction
Le propos central de notre projet de recherche a été d’étudier, en appliquant la Critique Génétique, le processus de création des travaux de quatre auteurs basques canoniques. Nous nous sommes fondés pour cela sur les ébauches d’illustres travaux de ces écrivains.

2.-Objectifs de l’étude
L’objectif premier de cette recherche était de mettre en évidence, à partir des concepts de genèse et processus d’écriture, les poétiques, les réflexions créatives et les tendances esthétiques sous-jacentes aux travaux de Gabriel Aresti, Joseba Sarrionandia, Ramon Saizarbitoria et Bernardo Atxaga. La critique génétique prétend étudier les processus d’écriture-lecture et de réécriture-relecture, le processus d’écriture se trouvant au centre de ce courant de recherche : « l’objet étudié ne sera pas le texte produit, mais la production du texte » (Grésillon, 1985). Le texte étant le résultat de différents choix au cours de son développement, −« le texte, en principe, est un choix de texte » (Bellemin-Nöel, 1997)-, nous avons étudié les différentes phases de création du texte et les modifications provenant des variantes de la construction textuelle. De fait, cette voie de recherche a pour objectif d’étudier et de mettre en lumière le processus de création nécessaire au développement d’une œuvre, par l’analyse et l’interprétation des phases de développement de l’écriture. Pour ce faire, la génétique des textes étudie les témoignages antérieurs au texte considéré comme définitif −documents écrits classés de manière cohérente, notamment des manuscrits et, à défaut, des tapuscrits-. Elle cherche donc à analyser le développement créatif sous-jacent à un texte considéré comme achevé par sa publication, en interprétant les traces et indices présents dans ces documents. Au fond, nous avons voulu étudier la préhistoire du texte littéraire ; dans un besoin de théoriser « la dimension historique inhérente à l’écriture » (L. Hay, 2002), la critique génétique revendique le texte comme résultat d’un processus créatif constant et cherche à doter le texte d’une dimension temporelle ; nous avons voulu refléter l’histoire de la naissance et de l’évolution de l’œuvre écrite, de ses premières traces à son dernier témoignage.

En somme, par la relecture et la réinterprétation du parcours littéraire d’Aresti, Saizarbitoria, Atxaga et Sarrionandia, nous avons tenté, à travers le recueil des différents témoignages écrits, de présenter leur évolution, avec curiosité et minutie.

3.- Antécédents et situation actuelle
Si les travaux sur le processus d’écriture ou les études des « manuscrits modernes » démarrent au XVIIIème siècle et surtout au XIXème siècle, les nouveaux travaux de critique théorique autour de la Critique Génétique en tant que courant de recherche à part entière ne paraissent qu’aux alentours de 1975. D’une part, en 1968, Louis Hay et le groupe de chercheurs génétistes qu’il dirigeait se lança dans l’étude de manuscrits de Heine conservés dans la Bibliothèque Nationalede France, traçant les premières amorces d’un nouvel axe de recherche dans l’étude des manuscrits. D’autre part, en 1972, Jean Bellemin-NöelpubliaLe texte et l´avant texte. Les brouillons d´un poème de Milosz, fondé sur une réflexion théorique et méthodologique précise sur l’objet d’étude, offrant une analyse complète du processus créatif d’un poème. Par la suite, les corpus de textes de Proust, Zola, Flaubert, Baudelaire, Joyce, Valery ou Sartre furent étudiés en profondeur. C’est ainsi qu’au sein du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), le Centre d´historie d'analyse modernes (CAM), créé en 1974 parL. Hay lui-même, devint l’Institut des textes et des manuscrits modernes (ITEM) en 1982. De même, l’objectif principal de la critique génétique est devenu l’étude des manuscrits contemporains et de leur processus de création, fondée sur un certain patrimoine littéraire. Pour cela, tous les documents génétiques et toutes les variantes d’un texte littéraire doivent être prises en compte, afin, par l’étude de sa préhistoire, de décoder, de comprendre et de composer l’évolution d’une œuvre considérée comme « achevée ».

C’est donc en France que l’origine et la tradition de ce courant sont apparues et se sont développées, sous la direction de l’ITEM (Institut des textes et manuscrits modernes:http://www.item.ens.fr/). Depuis, ces méthodologie et technique connaissent un grand succès et de bons résultats en Allemagne, aux Etats-Unis, au Royaume Uni, en Italie, en Argentine (Collection Archivos) ou au Brésil (APML :Laboratorio do Manuscrito Literario). En Espagne, en revanche, les travaux de critique génétique ont rarement dépassé la traduction d’articles français fondamentaux visant à établir et à faire connaître les fondements de ce courant de recherche.

L’intérêt pour la critique génétique dans le domaine de la Recherche Littéraire Basque universitaire est apparu dans le milieu universitaire du Pays Basque Nord il y a environ 15 ans. Le sujet a ainsi été abordé dans les cours de théorie littéraire de la faculté de Bayonne, en Master des Etudes Basques, par A. Arcocha-Scarcia (Professeur des universités, Bordeaux Montaigne). Le même professeur a également traité le sujet dans son groupe de recherche sur les textes basques et leur genèse (Euskal Testuak Eta Genesiak-ETEG), au sein du centre de recherche CNRS-BORDEAUX-UPPA.

4.- Méthodologie
Les clés de voûte de cette recherche sontconstituées par la théorie et la méthodologie de la Critique Génétique. La Critique Génétique met en avant le processus d’écriture et définit l’œuvre écrite comme partie intégrante d’un développement créatif dynamique. La critique génétique étudie avant tout des documents écrits, manuscrits et avant-textes (Bellemin-Nöel) d’un texte considéré comme achevé par une publication, classés de manière cohérente. Grésillon définit le terme d’avant-texte comme dossier génétique. Pour constituer un dossier, il est indispensable avant tout de recueillir le plus grand nombre possible de témoignages de l’œuvre d’un auteur. Pour cela, il est très important d’obtenir les manuscrits de l’œuvre (ou, à défaut, les tapuscrits), car il est très difficile sans ceux-ci de constituer un véritable dossier génétique. Après le recueil des témoignages viennent les travaux de datation, de décodage et de transcription des manuscrits, de classement chronologique, de réorganisation de l’ensemble du matériel, de description et enfin d’étude des hypothèses et conclusions. Ce dossier donne au critique des outils permettant de vérifier les hypothèses formulées sur les textes.

D’autre part, en termes de critique génétique, il est indispensable d’étudier la question de la réécriture.Toutes les réécritures sont différentes du texte initial ; dans la mesure où ces variantes intègrent des différences par rapport au texte initial, le texte dans son ensemble est modifié. Il revient à la critique génétique d’étudier ces variantes :préciser les caractéristiques des transformations, analyser la proximité ou la similitude avec l’originel, chercher les causes possibles de ces modifications.

5.-Etapes de recherche et phases théorico-méthodologiques:
Après avoir exposé, dans un premier temps, nos fondements théoriques et méthodologiques, nous avons recueilli dans le deuxième chapitre les essais de critique génétique dans la littérature basque contemporaine, puis nous avons cherché à identifier et à étudier les avant-textes éventuellement cachés derrière les travaux publiés. Nous avons ainsi analysé la rédaction de nouvelles, de pièces de théâtre et de romans chez Aresti, pour suivre l’évolution de ses textes. De même, l’observation de nouvelles et poèmes de Sarrionandia nous a permis de mettre en évidence sa tendance à réécrire de façon récurrente ses nouvelles et ses poèmes pour des rééditions ou des éditions actualisées et de détailler l’évolution textuelle de ses nouvelles et poèmes.

Au troisième chapitre, nous avons établi les dossiers génétiques des auteurs objets de l’étude. D’une part, nous avons analysé l’évolution et le développement de la narration de Ramon Saizarbitoria, par l’étude d’Egunero hasten delako. Une édition génétique plus complète de l’œuvre publiée pour la première fois en 1969 et réécrite et rééditée en 2007a révélé le processus de création sous-jacent à cette réécriture, par une étude approfondie des avant-textes, constitués de manuscrits, de tapuscrits et de témoignages des différentes périodes d’écriture.

Puis, au quatrième chapitre, nous avons analysé avec précision l’importance des relectures et réécritures dans l’œuvre de Bernardo Atxaga, à partir de réécritures dans certains de ses travaux publiés. Puis, nous avons étudié les autres avant-textes que nous avons pu nous procurer. Cela nous a permis de démontrer que les réécritures et les reformulations ont toujours revêtu une importance capitale dans le processus créatif de l’auteur, dès ses débuts. Nous avons étudié les différents manuscrits et tapuscrits de son œuvre, afin de prendre en compte l’ensemble du processus d’écriture (pas seulement les extraits publiés) et de considérer de façon homogène l’ensemble de la procédure, des manuscrits aux éditions publiées.

Enfin, nous avons tiré des conclusions générales et avons publié sur papier les pistes d’études tirées de l’analyse des avant-textes des œuvres choisies (manuscrits, tapuscrits, impressions diverses et autres témoignages)

6.-Conclusions
Cette recherche a eu pour objet la conceptualisation proposée par le domaine de recherche de la Critique Génétique dans les processus d’écriture de quatre auteurs canoniques de la littérature basque –Aresti, Sarrionandia, Saizarbitoria et Atxaga–.D’après l’hypothèse de départ, dans l’étude d’une œuvre écrite publiée, le fait que l’on puisse se procurer les manuscrits modernes inhérents à ce processus d’écriture et l’observation minutieuse des brouillons et avant-textes permettent d’établir l’évolution des écrits, offrant ainsi de nouveaux éclairages et de nouvelles voies d’interprétation.

Or, les avant-textes appartiennent généralement au domaine privé de l’auteur et il est rare que les brouillons, notes et autres témoignages du processus d’écriture soient mis à disposition. Cela étant, dans le premier chapitre, après une brève présentation de la naissance de la Critique Génétique, de ses concepts fondamentaux et de notre méthodologie, nous avons abordé la première étape de l’étude de textes.

Puis, au deuxième chapitre, nous avons identifié et analysé les avant-textes qui peuvent se cacher derrière les travaux publiés. En effet, d’après la deuxième hypothèse, une œuvre publiée une première fois peut devenir l’embryon, le point de départ et le fondement d’une œuvre à venir. Dans ce cas, le premier texte publié doit être considéré comme l’avant-texte du nouveau processus d’écriture. Ainsi, même si les manuscrits ou brouillons au sens strict ne sont pas disponibles, les œuvres littéraires qui ont connu cette évolution doivent être considérées comme des textes modifiés et donc des réécritures. Nous avons étudié dans ce chapitre les auteurs Gabriel Aresti et Joseba Sarrionandia.

La comparaison des nouvelles, pièces de théâtre et roman de Gabriel Aresti nous a permis de constater qu’il existe chez lui des liens étroits entre ses productions dans les trois genres littéraires. Nous avons notamment conclu que plusieurs axes abordés dans ses nouvelles (“Andre Madalen enamoratua”) ont été repris dans ses pièces de théâtre (Etxe aberatseko seme galdua eta Maria Magdalenaren seme santua) etque des trames ont également été réemployées d’une pièce de théâtre à l’autre (…eta gure heriotzako orduan).

De même, la pièce de théâtre Oilarganeko etxola batean, présentée à un concours mais finalement non publiée, parut d’abord sous le titre de Peccata mundi puis, enfin, sous la forme du roman Mundu-munduan. De ce fait, le concept de « théâtre-roman » employé par Saizarbitoriapour désigner les pièces de théâtre d’Aresti pourrait être adapté pour qualifier Mundu-munduan de « roman-théâtre », puisque la pièce de théâtre Oilarganeko etxola batean constitue l’avant-texte du roman et que les trois actes de la pièce composent le squelette de la narration du roman, bien que l’auteur leur ait ajouté quatre chapitres et qu’il ait séparé le premier chapitre des autres, puisque le contexte de la prophétie qui va se produire à la fin du roman y est annoncé par analepse. De même, nous avons relevé avec précision les évolutions de la pièce au roman et en avons conclu qu’Aresti a utilisé, pour créer les éléments qui n’existaient pas dans la pièce, des mécanismes habituels dans son écriture de théâtre et de roman. Des éléments de métafiction disséminés dans le roman pour complexifier le sujet sont notamment très significatifs (lettres, bribes de quotidien ou confession écrite, entre autres).
Au-delà de l’étude des pièces de théâtre et du roman de l’auteur, nous avons constaté que les lettres écrites par Aresti donnent des indications sur ses processus de création et nous avons pu démontrer qu’elles offrent des précisions sur la datation de travaux tels que Oilarganeko etxola batean ou …gure heriotzako orduan. Elles permettent tout au moins de remettre en question les datations précédemment établies. En outre, Aresti aborde plusieurs fois dans ses lettres sa volonté d’écrire un roman ; il se pourrait donc que cela constitue la raison principale pour laquelle la pièce Oilarganeko etxola batean est devenue le roman Mundu-munduan.

Sur ce point, il est également important de pouvoir analyser les manuscrits, tapuscrits et nombreuses attestations de ses œuvres. Nous avons ainsi pu documenter toutes les traces et l’évolution d’écriture de Justizia cistulari, écrit par Aresti puis adapté à quatre mains avec Lete et publié sous le titre Justizia txistulari.

Compte tenu de la difficulté d’obtenir les avant-textes, brouillons et autres témoignages écrits des écrivains, l’importance des archives et centres de documentation qui conservent les travaux des écrivains est évidente. Or il n’existe au Pays Basque aucune archive, bibliothèque nationale ou autre organisme spécialement dédié à cette tâche. Malheureusement, de nombreux travaux d’écrivains sont disséminés aux quatre vents et sont, pour beaucoup, menacés de disparition. La dernière découverte sur Harri eta Herri d’Aresti en témoigne, puisque les traces écrites de deux poèmes écartés au dernier moment du recueil Harri eta Herri ont été retrouvées dans un grenier. Il est probable que d’autres avant-textes ou brouillons d’Aresti puissent être retrouvés, puisqu’il existe, comme il en parle dans ses lettres, des œuvres, poèmes et autres écrits inachevés.

Ensuite, nous avons étudié les rééditions des nouvelles et des recueils de poèmes de Joseba Sarrionandia. Ainsi, le recueil Narrazio guztiak reprend dans leur totalité les recueils publiés antérieurement Narrazioak, Atabala eta euria et Ifar aldeko orduak, agrémentés de trois nouvelles jusqu’alors inédites. Ces textes ayant été réécrits, nous avons analysé les différentes versions, et la critique des variantes nous a permis de déterminer l’évolution sous-jacente aux rééditions qui présentent des modifications incessantes. Les principaux changements repérés dans les nouvelles éditions sont des ajouts qui résultent du développement narratif des récits, et le paratexte de Narrazio guztiak présente lui aussi des modifications sensibles : une préface et des remerciements ont été ajoutés et les postfaces de Narrazioak et Atabala eta euria ont disparu, éliminant les explications, les remarques, les dates, les détails de créations et les sources et influences intertextuelles. Si les titres de quelques rares nouvelles ont changé, ce sont bien les épigraphes qui présentent le plus de variantes. D’autre part, les modifications relatives à la métalittérature et à la métafiction sont particulièrement significatives, puisqu’elles sont caractéristiques de l’écriture de Sarrionandia, qui introduit régulièrement dans le texte des réflexions sur sa création. Les changements les plus intéressants de Narrazio guztiak ont également à voir avec ce recours. Enfin, nous avons établi que les modifications dans le choix des mots résultent parfois d’une volonté d’adapter son langage aux différentes époques.

Il est donc évident que les variantes des récits réécrits que nous avons analysés témoignent d’un texte en évolution, car les textes initiaux ont été réécrits, et pas uniquement les tournures de phrases, puisque les éléments de paratexte qui entourent les narrations ont souvent été largement modifiés, de même que plusieurs éléments du récit lui-même.

Quant à la poésie de Sarrionandia, nous avons étudié les réécritures dans les rééditions actualisées des ouvrages Izuen gordelekuetan barrena, Kartzelako poemak et Hnuy illa nyha majah yahoo (poemak 1985-1995). Cela dit, Sarrionandia avait déjà affiché sa volonté de sélection et d’actualisation de ses poèmes en 1987 avec Marinel zaharrak, en choisissant quelques poèmes du premier recueil et en les adaptant légèrement pour les rééditer avec des poèmes inédits. En outre, ce recueil est à son tour l’embryon des recueils de poèmes suivants, puisqu’on y trouve les premières moutures de poèmes postérieurs ; ainsi, la partie Gartzelako poemak (1980-1985) devient livre en 1991 et la partie “Tren luze eta bustiak” constitue l’amorce de la première partie de Hnuy illa nyha majah yahoo, publié en 1995.

Après l’étude des rééditions et des éditions actualisées, nous avons démontré que chaque processus présente ses propres caractéristiques et spécificités. Ainsi, dans le recueil Kartzelako poemak, on remarque avant tout l’inclusion de poèmes inédits, alors que, malgré quelques différences dans le paratexte du recueil, les poèmes édités précédemment n’ont quasiment pas évolué. En revanche, dans la nouvelle édition du recueil Hnuy illa nyha majah yahoo (poemak 1985-1995), en plus de toutes les modifications dans le paratexte, la structure de l’œuvre et les poèmes réécrits présentent de nombreuses différences par rapport à la version initiale :le sommaire et les parties sont organisés différemment, la forme de nombreux poèmes a changé, ainsi que quelques titres de poèmes, de multiples épigraphes ont été ajoutés et modifiés, et enfin, dans le corps des poèmes, hormis pour quelques poèmes réédités tels quels, on trouve des actualisations, des modifications ou même quelques exemples de réécriture complète. Enfin, contrairement à la version originale des poèmes d’Izuen gordelekuetan barrena, tous les poèmes de la nouvelle édition ont un titre, et de nombreux titres, épigraphes et dédicaces ont été modifiés.

Par conséquent, Sarrionandia sans cesse eu cette tendance à modifier, adapter et réécrire ses poèmes. On note chez l’auteur un penchant pour le provisoire et une volonté incessante de recherche, comme si les poèmes devaient encore et encore être modifiés et actualisés pour ne jamais tomber dans la désuétude, car la seule constante dans ses rééditions est précisément l’inconstance, sous toutes ses formes et dans tous ses états.
Dans le troisième chapitre de la thèse, nous sommes partis de l’étude du roman Egunero hasten delako de Saizarbitoria, lui aussi réécrit. Grâce à la générosité de l’auteur, nous avons également pu analyser le manuscrit précédant la première publication.

Les différences sensibles sont nombreuses entre le manuscrit de 1968 et la version publiée en 1969 et permettent d’étudier en détails l’évolution du texte. D’une part, on trouve dans le brouillon du roman les signes évidents d’un texte en devenir : doutes et incertitudes de l’auteur, méta-commentaires, importance des corrections et imprécisions dans le discours du bavard. D’autre part, des modifications structurelles apparaissent dans la version publiée : en plus de petits bouts de textes ajoutés constamment ici et là, des chapitres entiers, de longs passages de chapitres et de nombreux paragraphes ont été insérés. En outre, tous les éléments péritextuels du manuscrit ont disparu. Enfin, la version publiée présente des ajustements stylistiques ou formels : les formes à la 3ème personne sont passées à la 1ère personne et les formes de tutoiement « hika » ont été privilégiées. On peut donc affirmer qu’au moins une étape d’écriture a eu lieu entre le manuscrit de 1968 et l’édition de 1969, voire davantage, car le brouillon reste éloigné du texte considéré comme achevé par sa publication.

Enfin, les liens entre les deux plans du roman prennent un relief particulier dans l’avant-texte, puisqu’on trouve, rayé dans le manuscrit, l’excipit qui laissait entendre que ce serait le bavard qui raconterait le récit de Gisèle. Si l’auteur rejette à un moment cet excipit et suggère un lien différent (ou une absence de lien) entre les deux plans, nous devons toutefois souligner l’intuition des critiques pointus tels que Lasagabaster, qui interpréta le lien entre les deux plans tel qu’il apparaît dans le manuscrit.

Par ailleurs, Saizarbitoria a retouché le roman en 2007 et, même si les modifications intégrées dans la réécriture n’influent pas stricto sensu sur le sujet, de nombreux détails ont été ajoutés, supprimés, modifiés, adaptés, arrangés, déplacés et transformés : entre autres, des mentions intertextuelles, des actualisations du domaine médical et sur l’avortement et des changements dans la caractérisation des personnages ont été ajoutés. Enfin, dans la réédition, une énigme refait surface à propos des plans de Gisèle et du bavard, avec l’ajout de la scène qui pourrait correspondre à la rencontre entre le bavard et Gisèle. L’auteur propose une lecture nouvelle sur ce sujet en multipliant les réinterprétations possibles, sans toutefois aller jusqu’à démentir les interprétations précédentes.

Dans le quatrième chapitre de la thèse, nous avons mis en exergue l’importance fondamentale de la réécriture dans le processus créatif de Bernardo Atxaga tout au long de son parcours littéraire, la réécriture constituant une caractéristique intrinsèque au processus d’écriture de l’auteur. Tout d’abord, pour démontrer qu’Atxaga utilise les nombreuses techniques qu’offre la réécriture comme ressource pour sa créativité permanente, nous avons souligné l’importance des réécritures dans plusieurs de ses œuvres publiées. En effet, l’auteur a employé, dès ses premiers travaux et dans tous les modes ou genres auxquels il s’est essayé, des propositions innovantes de réécriture, de relecture et de réinterprétation : mutation d’œuvres d’un genre à l’autre par la réécriture, insertion d’un même texte dans différents contextes, mise à dispositions de quelques avant-textes, ou encore (auto)traductions de textes originaux, qui doivent également être considérées comme de nouvelles versions de textes.

Dans la deuxième partie de ce chapitre, nous avons eu l’occasion, grâce à la générosité d’Atxaga, d’analyser d’autres avant-textes. Nous avons ainsi étudié des fiches qui témoignent du processus créatif “Ziutateaz idatzi aurretik” (« avant d’écrire Ziutateaz ») finalement abandonné, ou des ébauches de récits rédigés avant l’écriture d’Obabakoak. Toutefois, après avoir parcouru l’ensemble des avant-textes que l’auteur nous avait procurés, nous avons dû faire un choix et reporter l’analyse de plusieurs brouillons, d’une part pour des raisons quantitatives, car nous disposions d’une grande quantité d’avant-textes, et d’autre part parce que de nombreux brouillons sont des textes encore inédits et que nous n’avons pas trouvé parmi les œuvres publiées d’Atxaga de textes qui témoigneraient de l’évolution de ces avant-textes. Enfin, nous avons comparé l’avant-texte de la pièce pour enfants Logalea zeukan trapezistaren kasoa et la version Logalea zeukan ekilibristaren kasua, mise en scène parla compagnie Maskarada, puis nous avons analysé l’évolution de la nouvelle Italiako Zirku batean.

Ces analyses visaient principalement à approfondir et développer ce que nous avions aperçu dans la première partie du chapitre et à confirmer que dans le parcours littéraire d’Atxaga les exercices de réécriture ont constitué un axe fondamental de son processus de création. Pour cela, il était indispensable de se procurer les avant-textes et de les mettre en relation avec les textes publiés. Nous avons ainsi établi que les textes dédiés à Caryl Chessman dans les œuvres Ziutateaz et Etiopia ont des antécédents directs dans le projet abandonné et que les textes de ces deux ouvrages doivent être considérés comme des réécritures. Et ce n’est pas tout, puisque plusieurs éléments trouvés dans le brouillon –la structure générale et les motifs thématiques notamment– auront une suite dans les prochains ouvrages d’Atxaga.

Dans l’ensemble d’avant-textes “OBABAKOAK-en bukatuko zen bide zalantzatiaren hasiera” (« le début du chemin indécis qui s’achèverait dans OBABAKOAK »), l’incipit “Basurde zuria” attire particulièrement l’attention, puisqu’on y trouve des notes de préambule de ce qui devait d’abord être un scénario pour la radio. Pourtant, ce processus de création a finalement abouti à “Camilo Lizardi erretore jaunaren etxean aurkituriko gutunaren azalpena”, et nous avons constaté que les fondements d’un des axes narratifs principaux du récit sont déjà présents dans l’incipit, bien qu’on n’y trouve aucune trace de plusieurs éléments présents dans la dernière version de la nouvelle. Enfin, pour étudier l’importance des réécritures dans la littérature jeunesse chez Atxaga, nous avons égrainé les différences entre Logalea zeukan trapezistaren kasoa, écrit seul par l’auteur, et Logalea zeukan ekilibristaren kasua, réécrit avec les membres de la compagnie Maskarada, puis nous avons inventorié les adaptations qui ont permis de faire de la pièce une nouvelle puis de l’intégrer dans la collection Astakiloak.

L’étude de ces avant-textes nous confirme qu’Atxaga a toujours pratiqué la réécriture, dès le commencement de son parcours littéraire, et que l’exploitation des multiples ressources qu’offre la réécriture est une caractéristique fondamentale de son processus de création.

 

 

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