Juillet 4 - Jérémy Chateau - Université Bordeaux Montaigne

Représentations de l'homme immobile. Inaction et réclusion dans la littérature occidentale des XVIIIème et XIXème siècles

Doctorant: Jérémy Chateau

 

Date: 04 juillet 2016 à 14h00
Lieu: Université Bordeaux Montaigne
Bâtiment Accueil- Salle des thèses
Esplanade des Antilles
33600 Pessac

Résumé

Représentations de l’homme immobile : inaction et réclusion dans la littérature occidentale des XVIIIe et XIXe siècles

Le héros de roman est un voyageur dont le récit constitue l’aventure : l’analogie court la plupart des textes des théoriciens de la structure narrative. Les formalistes russes, de Propp à Bakhtine, en ont fait un fondement de leurs études, et des comparaisons analogues se retrouvent tout au long du XXe siècle dans la pensée structuraliste ou philosophique. Cette interdépendance des théories de la littérature et de la mobilité n’est pas nouvelle ; elle renverrait à une propriété universelle des systèmes narratifs, dont les épopées d’Homère et les catégories d’Aristote constituent des modèles fondateurs. De Sénèque à Descartes, les philosophes recourent de même à la métaphore du chemin pour décrire les étapes de leurs « méthodes », renouant avec l’étymologie du terme.
Ainsi, depuis l’Antiquité, la manière de conduire sa pensée et celle de mener un récit sont assimilées à un voyage. La réciproque est vraie : un voyage doit lui-même constituer un bon récit, ses différentes étapes, appel, départ, initiation, retour, correspondant aux épisodes narratifs d’un récit traditionnel. Le voyage semble ainsi une condition, si ce n’est nécessaire, du moins propice à l’événement du récit : les aventures qu’il ne peut manquer d’entraîner sont amenées par le goût de l’exotisme, le besoin, plus structurellement, de créer la péripétie. Le récit, par cette habitude, se comprend rapidement par son thème privilégié ; c’est encore la métaphore spatiale, fondamentale dans la mnémotechnie antique et médiévale, qui entérine la construction du texte comme espace à parcourir.
Il est ainsi possible d’affirmer, de concert avec Michel de Certeau, que « [t]out récit est un récit de voyage » ; ou, comme, l’explique Michel Butor, que « voyager, au moins voyager d’une certaine façon, c’est écrire […], et qu’écrire c’est voyager ». L’histoire de la langue laisse paraître cette constante proximité : la langue française (comme d’autres) possède des termes qui rapprochent récit et voyage. Si l’antonomase de l’odyssée en est un exemple évident, citons également la balade et la ballade, qui partagent l’étymologie occitane de ballada, « chanson pour danser », soit l’association du texte et du mouvement ; ou encore l’épopée, à la fois récit et suite d’évènements historiques. Selon ces emplois figurés, le lecteur s’adonne à la fiction, s’y « plonge », « immerge », pour « s’évader », « voyager », « échapper » à son quotidien. Dans la langue anglaise, plus spécifiquement, il est commun de dire non seulement que le lecteur s’évade, mais qu’il est « transported », transporté du monde réel vers le monde de la fiction.
Il convient dès lors de s’interroger sur l’importance, ainsi que sur les limites de la métaphore du voyage au sein de la théorie littéraire : si la progression d’un héros dans un récit est assimilable à celle d’un voyageur dans l’espace et le temps, que se passe-t-il lorsque le personnage de fiction, tel des Esseintes dans À rebours (1884) de Joris-Karl Huysmans, voit se bâtir par l’écrivain des murs qui le retiendront captif durant une partie, voire l’ensemble du récit ? Quelles actions vont le déterminer lorsque le déploiement topographique est réduit, voire aboli ? Voit-on substitué à l’espace géographique un espace métaphorique, qui serait celui de l’intimité, de l’intériorité ? C’est en tout cas dans un intervalle spécifique, situé entre la question de la solitude et celle du voyage, que semble émerger l’homme immobile.
Les représentations de l’homme immobile seront présentées en trois étapes principales. La première consistera à revenir sur trois temps du discours de l’antivoyage : le Voyage d’Encausse (1656) de Chapelle et Bachaumont, exemple liminaire du récit de voyage humoristique, raconte une expédition menée de mauvais gré à travers la France par deux amis parisiens. Très influent, le texte, dont se souviendront Jean Racine ou Charles Nodier, inspire à Jean de La Fontaine une expérience analogue : sa Relation d’un voyage de Paris en Limousin, en 1663, raconte un voyage de Paris à Limoges, exil volontaire mené par le fabuliste qui n’a alors aucune expérience en la matière. C’est donc le regard neuf d’un homme sédentaire qui se pose sur une pratique en son temps très prisée. Dernier temps de l’étude consacrée à l’antivoyage, A Sentimental Journey Through France and Italy (1768) de l’irlandais Laurence Sterne met en avant la subjectivité du voyageur : le récit de voyage se fait expression de soi avant de donner prise à l’exotisme. Très grand succès populaire, l’ouvrage promeut l’inscription du regard et des sentiments du voyageur au cœur de la démarche viatique.
La seconde étape est d’abord consacrée au Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre et à ses épigones : publié en 1795, cet opuscule fantaisiste, qui raconte un séjour entre quatre murs vécu comme un authentique voyage, est immédiatement imité par des écrivains, souvent charmés par la simplicité apparente de l’exercice. La vogue du voyage à la manière de Xavier de Maistre se perpétue ainsi tout au long du XIXe siècle, mais subit durant cette période plusieurs mutations : le format libre du texte original est de plus en plus codifié, pour finalement offrir un canevas presque industrialisé à la leçon de choses, à la vulgarisation scientifique ou à la littérature de jeunesse et catholique. À l’étude de ce phénomène succède une comparaison avec À rebours, autre récit d’une immobilité volontaire, inspiré comme le Voyage autour de ma chambre par le sentiment d’une crise idéologique qu’exacerbe une appréhension fin-de-siècle. La démarche de Joris-Karl Huysmans n’est cependant en rien imitative : l’écrivain conçoit À rebours comme une tentative de dépasser les contraintes de l’école naturaliste et, plus généralement, de penser le roman par ses contraires pour mieux en contourner les conventions.
La troisième et dernière étape sera consacrée à la littérature étatsunienne, et plus spécifiquement issue de la Nouvelle-Angleterre, de la première moitié du XIXe siècle : marqués par l’influence de la culture puritaine et le choc de la révolution, les écrivains de cette période doivent braver plusieurs difficultés. Il s’agit dans un premier temps de contourner l’influence, extrêmement importante, de la littérature anglaise, entreprise compromise par la difficulté de bâtir un nouvel imaginaire. L’immensité du Nouveau Continent intimide en effet les premiers auteurs, qui tel Charles Brockden Brown fondent leurs romans autour des thèmes de la torpeur et de l’échec. Les États-Unis connaissent cependant un éveil intellectuel, qui passe d’abord par la réflexion philosophique : Ralph Waldo Emerson propose à partir des années 1830 un discours de la solitude et de l’harmonie avec la nature, le transcendantalisme, dont Thoreau va ensuite empiriquement investir la portée. Nous conclurons cette étude par l’évocation de trois grands écrivains, Edgar Allan Poe, Nathaniel Hawthorne et Herman Melville, qui, inspirés par le défi d’établir aux États-Unis une identité littéraire et par la difficulté de déchiffrer les codes d’un monde nouveau, vont bâtir une œuvre où la dynamique de l’intrigue se trouve régie et enrayée par l’énigme, la stupeur, et le silence.

 

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