Déc 2- Mathilde Dalbion - Université Bordeaux Montaigne

Représentations et exercice du pouvoir. Les fables du Calila et Dimna castillan du XIIIè siècle, un miroir animalier du monde de cour

Doctorante: Mathilde Dalbion

 

Date: 2 Décembre 2016 à 14h00
Lieu: Université Bordeaux Montaigne
Maison de l'Archéologie- Salle Pierre Paris
33600 Pessac

Résumé: 


Dans un certain nombre d’œuvres didactiques et sapientiales du Moyen Âge, l’animal est utilisé comme représentation du prince et de son entourage. L’animal est tantôt filtre, tantôt masque, un regard porté sur les cours princières par des auteurs plus ou moins impliqués dans celles-ci, et qui trouvent en l’animal l’outil le plus expressif pour exposer certaines valeurs ou dénoncer certains comportements.

Faire de l’animal un masque de l’homme n’est pas une invention médiévale : déjà, les fables antiques, celles d’Ésope et de ses successeurs grecs ou latins, ont largement puisé dans le bestiaire pour parler des hommes sous couvert de parler des mœurs des animaux. Ces fables sont diffusées dans le monde médiéval, essentiellement par des traductions latines parfois tardives, et surtout elles sont étudiées dans les « écoles », au sens large, fournissant aux futurs clercs tout un répertoire de récits animaliers dont ils tirent parfois leurs exempla. De même, les ouvrages de naturalistes antiques, Aristote ou Pline, et bien d’autres encore, offrent une vision souvent très anthropomorphique des animaux, dont les comportements sont étudiés, pour ne pas dire disséqués, à l’aune comparative des comportements humains et des vertus humaines (fidélité conjugale, amour des petits, attitude face à la nourriture, violence etc.). Ils offrent ainsi aux auteurs d’encyclopédies médiévales tout un répertoire de topoï et d’anecdotes dans lesquels ils ont une fois encore abondamment puisé, recopiant sans vergogne les auctoritates, en privilégiant la science transmise par les anciens de préférence à l’expérience, notamment quand il s’agit d’animaux exotiques peu observables par des auteurs occidentaux, pour ne pas parler des chimères et autres animaux mythologiques, eux aussi intégrés dans les bestiaires, sans grande discrimination. Les bestiaires médiévaux, recueils de notices brèves consacrées à des animaux et assorties de leçons théologiques ou morales, sont fondamentaux pour la connaissance de la symbolique animalière au Moyen Âge. Grâce à ce fond composite de fables et d’observations prétendument naturalistes, émanant de l’antiquité, l’animal est souvent mis en scène au Moyen Âge, car il est le lieu privilégié de toutes les métaphores et de toutes les comparaisons, il est alors « pensé symboliquement ».

Notre étude se fonde sur un ensemble de sources, essentiellement le Calila et Dimna composé en Castille au milieu du XIIIe siècle pour l’infant Alphonse (futur Alphonse X) ; l’analyse inclut une étude de l’itinéraire textuel du Calila et Dimna : quelles différences présentent les versions indienne (Panchatantra), persane, arabe (Kalila wa Dimna), hébraïque, castillane, et les versions latines (Jean de Capoue et Raymond de Béziers).

La première traduction européenne fut faite en grec vers la fin du XIe siècle et donne naissance à la branche dite « européenne ». L’empereur Alexis Comnène commande cette traduction à l’érudit byzantin Siméon Seth.
Puis le Kalila wa Dimna d’Ibn al-Muqaffa’ est passé en Occident d’abord par le biais d’un texte hébreu du XIIe ou XIIIe siècle, dû à un certain Joël, sans doute un converti, qui a beaucoup modifié le texte arabe, en y introduisant de nouveaux noms propres, et en changeant les animaux protagonistes des fables, plus encore que ne le fait le traducteur castillan postérieur.
En effet, dans le même temps, ou quelques décennies plus tard, la traduction du Kalila wa Dimna arabe aurait été ordonnée par ou pour le futur Alphonse X, en 1251, alors qu’il était encore Infant. Comment connaissait-il ce texte ? Se trouvait-il déjà dans la Librairie royale, ou l’a-t-il fait venir du Maroc ou de Grenade ? Impossible à dire, mais l’on sait qu’à la même époque, deux ans plus tard, un autre grand texte à fables d’origine arabe, le Sendebar, est lui aussi traduit en castillan pour le divertissement et l’instruction d’un prince castillan, cette fois le frère cadet d’Alphonse, Fadrique. Le texte castillan du Calila et Dimna comporte à peu près la même ampleur que le texte arabe avec trois chapitres préliminaires (le prologue d’Ibn al-Muqaffa’ puis deux chapitres relatant l’itinéraire de l’œuvre) et ensuite 15 ou 17 chapitres selon les recensions.
Cette traduction est le seul représentant de la branche de tradition « ibérique » distinguée par son ancienneté et par le fait qu’elle a été directement traduite d’une version arabe. Cette version a exercé son influence essentiellement dans la péninsule ibérique dont elle a largement nourrit la littérature en contes et en fables. Le Calila et Dimna a alors servi de modèle aux structurations textuelles d’autres œuvres de la littérature castillane comme le Conde Lucanor de Don Juan Manuel. Le Calila et Dimna est aussi le premier grand ouvrage d’une prose didactico-narrative en Castille.

L’étude est étayée par une comparaison avec des textes indiens, persans et arabes qui offrent un rapport thématique avec ce traité dans la représentation du monde animalier. Textes latins et français (Roman de Renart, Roman de Fauvel accessoirement) complètent le corpus. Nous nous interrogeons aussi sur l’influence de la fable antique gréco-latine sur le traité (Ésope, Avianus), dans le choix des animaux et de leurs caractéristiques, notamment ; et sur les modalités de la transmission à l’Occident d’autres textes ayant suivi des itinéraires parallèles (Sendebar, Secret des Secrets, Roman des Sept sages de Rome).

Nous nous demanderons si le Calila et Dimna n’était pas – comme le Renart– la caricature d’un certain milieu curial que les lecteurs contemporains n’avaient aucun mal à reconnaître ; et ce qu’il s’agisse de la version arabe ou de la version castillane du traité, étant entendu que chaque traducteur successif a contextualisé cette vision de la cour. Nous chercherons à comprendre la fonction et les mécanismes de ces masques animaliers : au-delà d’un bestiaire complexe, que nous nous attacherons à analyser de façon détaillée, en quoi et comment l’animal sert-il de filtre aux critiques politiques, comment constitue-t-il le miroir d’une vie de cour, et quelles images nous renvoie-t-il des courtisans ? Quels animaux sont-ils choisis (selon les versions) pour incarner tel ou tel homme de cour ? Quels préceptes moraux, traits de caractères, ou valences symboliques chaque animal « humanisé » véhicule-t-il ? Pourquoi utiliser des animaux ? Sont-ils là pour distraire les princes ou permettent-ils aux auteurs d’en dire plus qu’ils ne pourraient se l’autoriser, avec des héros humains ? L’animal est-il donc masque ou miroir ?

 

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