Déc 13- Marion Bourbon - Université Bordeaux Montaigne

De l'unicité à la personnalité. recherches sur la contribution stoïcienne au concept de l'individu

Doctorante: Marion Bourbon

 

Date: 13 décembre 2016 à 14h00
Lieu: Université Bordeaux Montaigne
Maison de la recherche-salle des thèses
33600 Pessac

Résumé: 


Dans l’histoire de la construction philosophique de l’individualité, le système stoïcien, le plus unitaire et déterministe qui soit, semblait en principe être le moins susceptible d’engendrer une conception forte de l’individu, a fortiori en son sens exclusivement humain. Le concept d’individu suppose en effet une séparation qui, dans le cas de l’individualité humaine, s’incarne dans une « volonté »1 propre. Or le système stoïcien pense l’inséparabilité de tous les éléments au sein du cosmos conçu comme un grand vivant, chaque être concourant inexorablement comme partie du tout à cette unité organique. L’individu ainsi intégré dans la causalité du monde, il paraissait difficilement possible de l'en dégager, même en tenant compte de l'autonomie proclamée de l'assentiment.
Nous espérons montrer dans ce travail que non sans paradoxe, c’est pourtant le système stoïcien qui a mené dans l’antiquité la réflexion la plus aboutie et la plus unifiée sur l’individu. Il a envisagé cette réalité de son degré le plus faible, l’individu comme être qui dispose positivement d’une unicité absolue, jusqu’à son degré ultime, l’individualité humaine ou éthique. Il n’est bien entendu pas question de prétendre que le stoïcisme « inventerait » ex nihilo l’individu ou même qu’il serait le premier à construire une théorie de l’acte volontaire. Le « moment » stoïcien prend place dans une histoire de la pensée de l’individualité et de l’identité personnelle qui ne commence évidemment pas avec le stoïcisme, qui ne se limite pas non plus aux corpus dits « philosophiques », tant elle charrie aussi une préhistoire poétique, rhétorique, juridique. Cette histoire fait apparaître un certain nombre de marqueurs de l’individualité et de la personnalité, dans des alliages et des configurations à chaque fois singuliers. De cette histoire à la fois linguistique, littéraire et philosophique émerge une constellation de « figures », comme autant de représentations de l’identité individuelle et personnelle, prises elles-mêmes dans l’histoire des représentations du corps et de l’âme et de leurs rapports, alors même que ces notions ne sont, au moins à l’époque archaïque, pas unifiées. A ce titre, l’appréhension philosophique de l’individualité et de l’identité personnelle hérite de et se trouve aux prises avec toute une « psychologie » et une « somatologie » qui la précèdent et la débordent. Nous n’en voudrions pas moins montrer que le stoïcisme construit un amalgame ou une combinatoire inédite qui n’avait jamais été jusque là à ce point unifiée et qui en vertu de la nature systématique de cette pensée conduit de l’unicité absolue de tout être, ancrée dans un corps, à la personnalité qui réalise cette unicité au niveau de l’éthique, du fait d’une capacité subjective qui n’est plus non seulement quelque chose de lui mais ce à quoi il s’identifie, son principe d’identité personnelle. La question devient dès lors de mettre en évidence les conditions qui ont rendu possible ce « surgissement » de l’individu, là où tout semblait a priori le rendre improbable.
Nous nous attachons à ce titre à montrer que cette conception aboutie de l’individualité humaine est née d’une série de mutations internes au système stoïcien mais aussi d’une mutation politique et culturelle majeure, celle que constitua l’Empire romain. Cette plasticité du système reflète ainsi sa réflexivité, celle des médiations tout à la fois synchroniques et diachroniques qu’il produit. De l’unicité que les Stoïciens reconnaissent à tout être à la personnalité de l’individu que la métaphore de l’acteur manifeste de manière irréductible, notre enquête cherche dès lors à retracer la manière dont le système stoïcien a produit synchroniquement et diachroniquement cette conception unifiée de l’individu.
1 Nous entendons par là non pas la faculté métaphysique irréductible à la raison mais a minima le pouvoir d’initiative propre par lequel l’individu se constitue en principe de son action, i.e. un pouvoir d’autonomie (sans qu’il s’agisse là encore non plus d’une référence à la notion kantienne d’autonomie). L’Anglais parlerait d’agency.
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Dès l’origine, les Stoïciens forgent une véritable physique de l’identité individuelle. La corporéisation et la biologisation du principe d’individuation leur permettent de poser la positivité intrinsèque de l’individualité. La physique stoïcienne fait apparaître une unité corporelle qualitative dont la qualité propre (idia poiotês) assure l’unicité et qui dispose d’une unité organique, selon le modèle hippocratique. Cette physique n’en affirme pas moins le caractère fondamentalement relationnel de l’identité individuelle, auquel le stoïcisme ne renoncera à aucun moment.
Les Stoïciens s’attachent dans le même temps à penser le « destin » de l’identité individuelle chez l’homme à partir du modèle de l’appropriation (oikeiosis) de tout animal à lui-même, au sein duquel ils confient un rôle décisif à la proprioperception, cette forme minimale de conscience de soi. S’ils affirment la communauté de nature de l’individuation animale et humaine à ses débuts, l’appropriation s’individualise néanmoins très vite, intégrant des formes minimales de sociabilité animale et une forme spécifiquement humaine. Celle-ci tient dès lors à un usage tout à fait spécifique de l’assentiment, un usage réfléchi dont seuls les hommes sont capables. L’individualité humaine suppose dès lors non seulement l’identité d’une constitution et un rapport immédiat à celle-ci mais une manière de se constituer en sujet de sa représentation et, le cas échéant, de son acte. Le modèle de l’assentiment pose déjà tous les jalons d’une séparation de l’individu humain, séparation qui loin d’être un absolu constitue sa modalité d’inscription dans le monde, situant dans cet acte autonome indélégable la forme la plus parfaite d’identité.
Dans cette histoire de la conception de l’individualité humaine, c’est pourtant la psychologie d’Epictète qui marque une accélération décisive en introduisant au sein de l’éthique le concept de prohairesis, cette capacité de choix qui en vient à incarner le principe d’identité personnelle en intégrant au coeur de cette identité la plasticité d’un usage de soi qui réside irréductiblement en nous. Avec la prohairesis, Epictète a pourtant recours à un terme qui avait une histoire qui jusque-là n’était pas, ou très peu stoïcienne et par laquelle il constituait une notion de la langue commune qui était aussi, depuis qu’Aristote s’en était emparé, un concept. Pour Epictète, l’intériorisation du eph’hêmin fait de la prohairesis un pouvoir sur soi et par là même un principe d’identité donnant au choix, par définition exclusif, une épaisseur dramatique : la prohairesis est le principe du prosôpon, la voix derrière le masque. La plasticité, concept fondamental dès les premiers Stoïciens apparaît sur fond d’une identité désormais décrite comme celle du sens que nous décidons de donner à notre existence et qui définit celle ou celui que nous sommes nous-mêmes.
Nous proposons de comprendre cette évolution interne au stoïcisme hellénistique à la lumière de la confrontation du système au monde romain et à la langue latine. Epictète ne renonce à aucun moment au déterminisme mais l’obéissance au destin est assurée à partir du point de vue de l’individu depuis l’inaliénabilité de sa prohairesis que même le destin ne peut remettre en cause. Le concept de prohairesis conserve de ce point de vue la trace d’un changement par lequel la uoluntas en vient à occuper la centralité dévolue au destin dans le premier stoïcisme : nous rapprochons cette mutation de l’irruption d’un facteur culturel et langagier, celui du monde romain. Nous repartons alors à Rome, au moment où le stoïcisme s’est trouvé plongé, avec Sénèque, dans une langue par nature rétive à la réduction de la puissance individuelle à une faculté de compréhension et d’assimilation à cette compréhension.
C’est dans cette langue que Sénèque revisite la conception stoïcienne de l’individuation humaine. S’appuyant sur l’unification linguistique cicéronienne de l’epithumia et de la boulêsis, Sénèque fait de la uoluntas le principe d’identité, commun à l’insensé et au sage, et par là même le lieu de l’usage de soi. L’identité apparaît comme une construction irréductiblement en notre pouvoir, un choix dont nous sommes les seuls responsables. Là où l’oikeiôsis des premiers Stoïciens illustrait l’investissement de la maison-monde, Sénèque
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semble plutôt insister sur le mouvement d’intériorisation et de personnalisation de l’espace psychique propre qui en constitue la condition et que toute la psychologie sénéquienne décrit comme un espace aussi bien transactionnel que relationnel2. Le constructivisme stoïcien s’en trouve chargé de valeurs inédites, ce dont les représentations de l’intériorité chez Epictète et chez Marc-Aurèle conservent aussi la trace. La conscientia et la uoluntas, notions encore en construction, n’en forgent pas moins une véritable conception de l’identité personnelle, capable de porter la conflictualité inhérente à toute progression vers la vertu. C’est là le tour de force de Sénèque par lequel l’intellectualisme stoïcien se trouve parachevé par sa conception de la uoluntas : le savoir sur soi-même devient une modalité de la uoluntas.
Nous proposons enfin de montrer que de Panétius à Epictète, la métaphore théâtrale constitue pour les Stoïciens ce que H. Blumenberg nomme une métaphore « absolue », dans laquelle la philosophie vient puiser pour dire l’identité personnelle, une métaphore qui fonde un usage du monde et qui permet elle-même des appropriations singulières. Nous en explorons les variations. Elles font apparaître la figure d’un acteur dont le jeu porte la marque de sa personnalité. Chez Panétius et Cicéron, il s’agit de penser les conditions de ce surgissement de l’acteur à partir des masques de la naturalité et de la socialité, ces identités plurielles qui nous composent. Avec Sénèque, la persona, parce qu’elle est toujours une construction de la uoluntas peut devenir (du moins dans le meilleur des cas) cette identité singulière investie par l’autre dans la relation intersubjective. Chez Epictète enfin, l’acteur est devenu celui dont le jeu est reconnaissable et qui livre une interprétation personnelle du texte du monde, aménagement d’un stoïcisme qui n’a pas renoncé au destin mais pour lequel ce destin est irréductiblement celui d’un individu : nous sommes dans le monde tout à la fois personnage et acteur.
Le système stoïcien forge les conditions pour penser le prodige de l’individu : la construction de soi de l’individu humain n’est à aucun moment contradictoire avec la pleine réalisation de son humanité au sein des liens sociaux. De même, l’affirmation d’un point de vue subjectif se trouve conciliée aussi bien avec celle du déterminisme qu’avec celle d’une relation première à l’altérité qui caractérise le rapport à soi en soi. Quelque chose de cette topographie subjective que met en place le stoïcisme nous semble à ce titre pouvoir être mis en rapport avec nos propres représentations de l’individualité et de la subjectivité, celles que nous héritons d’une histoire conceptuelle complexe qui fut à la fois celle de leur construction et celle de leur déconstruction. Tout se passe comme si le stoïcisme avait déjà perçu ce qui constitue la tension constitutive de la représentation de l’individu avec laquelle nous sommes en un sens plus que jamais aux prises. Non sans paradoxe, notre post-modernité mêle en effet la figure d’un sujet autonome et celle d’un sujet qui, loin d’être un principe ou une origine, est un effet et souvent un effet insaisissable, au moins depuis la psychanalyse et les structuralismes. Nous tentons de concilier deux pôles a priori antagonistes, celui du sujet comme cette figure (et sans doute cette fiction) unitaire qu’il s’agit de construire et d’assurer, et celui du sujet comme ce qui se loge, parfois au risque de la dissolution, dans ce rapport à ce qui n’est pas lui, ce sujet qui advient dans l’après-coup de l’itinéraire d’une épreuve.
Or lorsque nous nous demandons comment construire un point de vue depuis lequel notre action peut trouver un sens sans méconnaître les déterminismes dans leur complexité, lorsque nous tentons de concilier la perspective de l’individu et son inscription dans un monde social, nous posons des questions qui ont un écho profondément stoïcien. Il y a en effet quelque chose de très stoïcien dans la perspective qui nous conduit à repenser ce que depuis
2 C’est d’ailleurs la critique que l’on pourrait adresser à M. Foucault, dans sa lecture du stoïcisme impérial : le régime de l’intérieur est moins un régime plein de soi à soi qu’un régime de co-présence, caractérisé par le rapport en soi à quelque chose d’autre que soi, ou du moins quelque chose qui est soi et qui n’est pas soi, le testis, le custos, le daimôn.
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Kant nous nommons l’autonomie en prenant en compte la part des déterminismes auxquels nous ne pouvons totalement nous arracher mais avec lesquels nous cherchons néanmoins à construire et du sens et nos vies. L’une des leçons les plus modernes de l’éthique stoïcienne consiste peut-être à situer cette autonomie non dans une liberté abstraite mais dans cette capacité psychique de dégagement, de relation en nous avec ce qui n’est pas tout nous, qui permet d’investir à nouveaux frais la scène du monde, sans y projeter nos propres dissonances, une capacité à ce titre tout à la fois soustraite au politique mais aussi condition du politique. Cette capacité d’autonomie ancrée dans l’unicité, portée par la uoluntas et la persona, par la prohairesis et l’idion prosôpon, est celle par laquelle, pour la première fois dans l’histoire de la philosophie, un principe d’action se trouve à ce point constitué en principe d’identité personnelle.

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