Nov 25- Barbara Kowalczuk - Université Bordeaux Montaigne

Tim O' Brien. L'écriture de la hantise

Doctorante: Barbara KOWALCZUK

 

Date: 25 Novembre 2016 à 14h00
Lieu: Université Bordeaux Montaigne
Maison de la Recherche. salle 001
33600 Pessac

Résumé:


Dans cette hantologie de l’œuvre de l’écrivain américain Tim O’Brien (1946-    ), nous dépassons le postulat selon lequel l’auteur est un écrivain de la guerre du Vietnam et nous abordons son écriture à travers la notion de hantise, au sens géographique, spatial et psychique du terme. Le corpus comprend le récit autobiographique, If I Die in A Combat Zone, Box Me Up and Ship Me Home (1973), ainsi que les sept romans parus à ce jour : Northern Lights (1975) ; Going After Cacciato (1978) ; The Nuclear Age (1985) ; The Things They Carried (1990) ; In the Lake of the Woods (1994) ; Tomcat in Love (1998) et July, July (2002). Les articles écrits par l’auteur sont également évoqués, en particulier « The Vietnam in Me » (1994) et « Darkness on the Edge of Town » (1979).

La première partie s’appuie sur le sens vieilli du substantif « hantise », qui désigne un lieu fréquenté. À partir des écrits de l’historien de l’art Georges Didi-Huberman et de la géographie philosophique de l’Américain Edward S. Casey, nous centrons l’analyse sur les hantises géographiques et spatiales, notamment le Vietnam et le Midwest. La psychologie de ces lieux « communs », habités ou remémorés, est associée à des événements marquants dont on retrouve la trace dans le corps, la mémoire individuelle et collective, ainsi qu’au niveau formel. Ces lieux mémorables, constituent, selon le terme de Dominique Maingueneau (Le Contexte de l’œuvre [1993]), des paratopies : souvent inhospitalières ou inhabitables, ils possèdent un pouvoir hantologique qui provoque un entement corporel. Greffé sur le lieu hanté, ou qui hante, l’organisme ressent les effets du Lieu-Peau, mauvaise «fréquentation » qui affecte, transforme ou détruit les êtres.

Dans son sens le plus courant, le terme « hantise » désigne le caractère obsédant d’une pensée ou d’une souvenance qui assiège le sujet. Il s’agit là d’un phénomène qui concerne, dans l’œuvre o’brienesque, l’esprit, la mémoire et l’imagination. La hantise des êtres, sujet de la deuxième partie, se décline selon trois modalités qui ont un rapport avec les notions d’enfermement, de ressassement et de possession. La première, la hantise timérique (du latin timere, « craindre »), est liée au dilemme moral consécutif à la tentation de fuir à l’étranger pour ne pas combattre au Vietnam, ainsi qu’aux affres suscitées par le risque d’atomisation. La deuxième, ordonnée à une perte, est la manifestation de fêlures intimes non cicatrisées et du manque d’estime de soi. L’étude des textes révèle des sentiments ambivalents pour une autre personne mais aussi l’existence de non-dits et de secrets de famille : maîtres silencieux des êtres, ces sentiments et ces arcanes exacerbent la sensibilité, la mélancolie ou l’obsession. En nous basant principalement sur la philosophie de la spectralité (Jacques Derrida), la psychanalyse (Sigmund Freud, Nicolas Abraham et Maria Torok, Pierre Fédida) et la psychiatrie (Claude Barrois, Louis Crocq, Judith Herman) nous montrons que l’auteur souligne la force de la rémanence, force qui invite à faire ce constat : dans les récits d’O’Brien, ce que l’être guette, et qui le guette, tient de la revenance, manifestation des restances du passé. Celui-ci peut hanter à l’insu du sujet : c’est le fantôme, le secret de famille transgénérationnel (Abraham et Torok, L’Écorce et le noyau [1978]). La revenance investit une œuvre composée comme une « fantômachie », pour reprendre le néologisme que Derrida, dans le film de Ken McMullen, Ghost Dance (1983), attribue au cinéma. Autrement dit, l’écriture o’brienesque laisse revenir les fantômes. L’examen de la hantise guerrière, dernière modalité étudiée dans la deuxième partie, démontre que cette « fantômachie » peut prendre une tournure traumatique. Les soldats et les vétérans qui (sur)vivent sous l’emprise du traumatisme psychique de guerre sont confrontés à une souffrance sans précédent. Leur  immense solitude est accrue par la destructivité des reviviscences et les déhiscences répétées de la mémoire blessée par la traumatisation.

La fréquentation des mêmes lieux ainsi que la hantise des êtres constituent des thèmes familiers dans l’œuvre d’O’Brien et cette habitation thématique est une forme d’habitude qui influe sur l’écriture. Balisée par les interrogations sur la production et la réception, la troisième et ultime partie de l’analyse se penche sur le texte car lui aussi, à sa manière, est une hantise, aux deux sens du terme : un lieu frayé par ses propres traces ou celles laissées par d’autres textes, ceux d’O’Brien ou ceux d’auteurs cités. De fait, la hantise textuelle est pareille aux hantises géographiques et spatiales : elle est habitée tout autant qu’elle habite. Elle établit des relations dialogiques avec le paratexte, revisite d’autres écrits ou se distingue par l’autoréférence et la récriture. Le texte se caractérise par son « narcissisme », pour reprendre le terme de Linda Hutcheon (Narcissistic Narrative: The Metafictional Paradox [1980]) : il pratique une forme d’auto-hantise examinée à la lumière de la configuration métafictionnelle et de la dimension métanarrative. Ces dernières permettent aux narrateurs de souligner la fictionnalité du texte et l’acte de création tout en reflétant l’herméneutique. Pour terminer, nous étudions le caractère intrigant du texte dont les traits distinctifs, ambiguïté et énigmatisation, tiennent en haleine le lecteur et contribuent à interrompre la trêve volontaire de l’incrédulité. La mise en intrigue accentue les fonctions thymiques du récit grâce à la tension narrative. À l’appui de ce concept, développé par le narratologue Raphaël Baroni dans son ouvrage éponyme paru en 2007, il apparaît que cette tension et les thymies qu’elle suscite amènent le lecteur à s’interroger sur l’énonciation équivoque et les nœuds narratifs qui tardent à être défaits. L’oscillation entre analepses et prolepses ainsi que les manipulations ou les réticences soufflent des non-dits, suggèrent des « à suivre » et dévoilent des choses à l’insu du récepteur. Ce dernier cherche des indices ou des réponses. Lui aussi se fait hanteur du texte, creusé par ce qu’il croit déceler ou par ce qu’il attend de ces récits intrigants qui ne se livrent pas tout à fait.

O’Brien souligne l’appréhension, l’obsession, la mélancolie et les revenances traumatiques dans des thanatographies pénétrées de spectres et de fantômes, tout autant de manifestations de restances qui ne cessent de faire retour. La psychologie des lieux, ainsi que la symbolisation du hantement psychique constituent une habitation thématique dont l’ascendance est perceptible d’un point de vue structurel et stylistique. Au terme de l’analyse, il apparaît qu’O’Brien compose une spectropoétique ancrée dans un hantissage empreint d’une sensibilité baroque et d’une quintessence thanatologique qui assurent à l’auteur l’immortalité symbolique.

 

 

 

 

 

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