Juin 25- Olga Konkka - Université Bordeaux Montaigne

A la recherche d'une nouvelle vision de l'histoire russe du XXème siècle à travers les manuels scolaires de la Russie postsoviétique (1991-2016)

Doctorante : Olga Konkka

 

Date: 25 juin 2016 à 09h00
Lieu: Université Bordeaux Montaigne
Salle des thèses- Bâtiment Accueil 2ème étage
Esplanade des Antilles
33600 Pessac

Résumé:

  

La révolution mémorielle qui a marqué la période de la Glasnost, puis la fin de l’URSS ont mis les responsables de l’enseignement secondaire russe devant l’obligation de revoir le contenu des manuels scolaires d’histoire, ainsi que les modalités de leur fonctionnement. Dans les années 1990, la vision marxiste de l’histoire qui constituait le pivot méthodologique des manuels soviétiques a été rejetée. La recherche d’une nouvelle grille de lecture du XXème siècle (cette période est enseignée durant les dernières années du curriculum scolaire russe) se trouvait au cœur des débats sur les manuels d’histoire. À la même époque, le principe du « manuel unique » pour chaque niveau, rédigé sous la haute surveillance des institutions du parti communiste, a été abandonné en faveur de la démonopolisation de la littérature scolaire et de la libre concurrence sur ce marché. Certes, de jure, l’État se réservait le droit de contrôler le contenu de l’enseignement et notamment de la littérature scolaire, à travers la mise en place de la procédure d’expertise. De facto, préoccupé par des problèmes plus urgents, d’ordre économique et social, le gouvernement de Boris Eltsine s’est fait très discret dans ce domaine.
En revanche, depuis le début des années 2000, de multiples injonctions et discours des présidents de la Fédération de Russie (Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev) et de leurs ministres ont attesté la volonté du gouvernement russe de contrôler le choix et le contenu des manuels. Cette volonté s’est d’ailleurs traduite en faits concrets avec la réduction progressive des listes des manuels labellisés par le Ministère de l’éducation, animée tantôt par le besoin d’en exclure un manuel bien précis, tantôt par une décision de restreindre le choix des manuels en gardant les plus conformes aux normes, toujours plus strictes. La mise en place du projet de l’unification du récit scolaire de l’histoire russe n’a été qu’une suite logique de la réappropriation de ce domaine par l’État. Ce processus, qui s’est déroulé dans le contexte général du renforcement du discours patriotique et des tentatives de mettre en place une politique mémorielle, semble s’articuler autour de deux objectifs principaux. Le premier consiste à déculpabiliser le récit historique en vue d’asseoir le patriotisme sur l’image positive du passé national. Le second vise à créer les parallèles entre la Russie du passé et celle du présent afin que la politique du gouvernement puisse fonder sa légitimité sur des précédents historiques.
Ces deux objectifs permettraient d’expliquer les changements que nous avons pu observer à travers l’analyse du récit du XXème siècle dans plus de 70 manuels postsoviétiques. Ces changements peuvent être regroupés autour de six idées majeures que les manuels souhaitent transmettre. La première idée met en valeur la figure d’un chef d’État fort et autoritaire ; elle permet d’expliquer notamment la réévaluation de la figure de Staline dans les textes, mais aussi la présentation plus critique des dirigeants qui sont associés à l’affaiblissement du régime, tels Khrouchtchev ou Gorbatchev. La deuxième idée justifie, à travers le récit de la « modernisation » des années 1930 et la mise en valeur du modèle soviétique dans son ensemble, la supériorité de l’État par rapport à l’individu. Cette idée se prolonge dans la mise en avant de la victoire dans la guerre de 1941-1945, qui représente le pilier de la mémoire historique russe.
Le même souci de déculpabiliser l’histoire nationale et d’établir les liens entre le passé et le présent, se trouve au centre des transformations dans la présentation de la géopolitique et de la politique étrangère au fil du XXème siècle. On constate sans difficulté une corrélation entre le discours anti-occidental, qui s’empare de la Russie au cours de la dernière décennie, et le récit de l’hostilité que les pays étrangers, et plus particulièrement occidentaux, ont manifesté à l’égard de la Russie et de l’URSS dans le passé. Un autre enjeu consiste à prouver le caractère foncièrement pacifique de la politique extérieure russe, notamment à travers la minimisation ou la légitimation de son rôle dans les divers conflits qui ont traversé l’histoire du XXème siècle. Cela implique la déculpabilisation du rôle de l’URSS dans le plus grand conflit du XXème siècle qu’a été la Seconde Guerre mondiale, notamment à travers la justification du pacte Molotov-Ribbentrop et la légitimation de la guerre contre la Finlande. Cela conduit également à déployer tout un éventail d’arguments qui permet de nier l’initiative soviétique dans la provocation de la guerre froide et d’affirmer que l’intervention de l’URSS a permis de contenir les ambitions américaines dans tous les conflits locaux qu’elle a générés. L’image pacifique de la Russie se prolonge avec son rôle protecteur et civilisateur auprès des peuples sur lesquels elle a étendu ses frontières ou exercé son influence. L’idée de l’empire, critiquée dans les textes des années 1990, fait désormais partie des éléments positifs du récit historique. Les auteurs soulignent la différence fondamentale entre les empires occidentaux et la Russie, où le « centre » contribue généreusement au développement économique et culturel des « périphéries ». Par conséquent, les manuels d’histoire reviennent progressivement vers le schéma selon lequel le rattachement d’un territoire à la Russie ne peut être que bénéfique à ce territoire, alors que la recherche de l’autonomie, l’éloignement politique et culturel sont présentés comme des phénomènes exclusivement négatifs. Les manuels d’histoire offrent ainsi une grille de lecture qui invite à sanctionner la politique actuelle menée par la Russie dans son « étranger proche ».
Tous ces éléments suffisent en effet pour conclure que l’histoire scolaire s’est progressivement transformée en un outil de justification de la politique des dirigeants russes. Cependant, il nous semble erroné et simpliste de présenter le récit de l’histoire du XXème siècle dans les manuels des années 2000 et 2010 comme étant directement soumis aux ordres de Vladimir Poutine et de ses ministres. Selon ce schéma, les auteurs des manuels et les éditeurs seraient alors de simples exécuteurs d’une commande venue d’en-haut, et les élèves, ainsi que tous les autres acteurs impliqués dans l’éducation, seraient des récepteurs passifs de ce message « commandé » par le gouvernement. Cela reviendrait à oublier à quel point le manuel scolaire est un objet complexe et multivectoriel. Cela empêcherait également d’expliquer certains phénomènes que seule l’analyse attentive d’un large corpus des manuels, ainsi que l’étude du contexte de leur parution et des biographies de leurs auteurs permettent de révéler. Nous observons notamment que l’une des visions les plus apologétiques de l’histoire du XXème siècle est proposée par un manuel rédigé à la fin des années 1990, donc avant l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir. Nous constatons également que l’initiative de la première mise à l’index (au niveau régional) d’un manuel d’histoire du XXème siècle provenait des citoyens et non pas des institutions de l’État. Nous remarquons enfin que, en dépit de toutes les modifications que nous avons évoquées, la continuité entre les manuels soviétiques, ceux des années 1990 et ceux des années 2000 et 2010 reste très perceptible.
Tout cela permet de supposer que les auteurs des manuels d’histoire, qui dans leur grande majorité ont été formés par les institutions soviétiques, restent très attachés à l’historiographie soviétique comme à la présentation apologétique de l’histoire nationale. Les enseignants semblent être également en quête d’un récit plus « patriotique », mais aussi plus « unifiée » : tout au long des années 1990, certains d’entre eux n’ont pas cessé de réclamer le retour au principe du manuel unique. Enfin, les sondages montrent que les parents d’élèves et l’opinion publique en général approuvent les changements subis par le contenu des manuels d’histoire dans les années 2000 et 2010 et soutiennent l’idée d’un manuel d’histoire unifié.
En effet, nous sommes obligés de constater que les vecteurs des attentes et des efforts de tous les acteurs concernés par cet objet complexe qu’est le manuel scolaire d’histoire ont pris la même direction. Si les autorités politiques, les premières intéressées, ont joué un rôle primordial dans la rectification du récit du XXème siècle au sein des manuels toujours plus unifiés, les auteurs et la société russe se sont montrés globalement favorables à ce processus. Nous pouvons donc parler de la mise en place progressive d’un véritable consensus autour du contenu et du modèle du manuel d’histoire du XXème siècle en Russie d’aujourd’hui. Le récit historique actuel tout comme les mesures en vue de l’unification du contenu des manuels bénéficient d’un aussi large soutien justement à cause de leur caractère consensuel et réconciliateur dans un pays profondément divisé après la chute de l’URSS.

 

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