Juin 15- Lucie Dudreuil - Université Bordeaux Montaigne

Revendications sociolinguistiques et identitaires de la population caribéenne au Costa Rica

Doctorante: Lucie Dudreuil

 

Date: 15 juin 2016 à 9h00
Lieu: Université Bordeaux Montaigne
Maison des Sciences de l'Homme (MSHA)
Salle 2
Esplanade des Antilles
33600 Pessac

 

Résumé : 

Tout au long du XIXe siècle, le Costa Rica a construit son identité nationale sur l’idée de « pureté et de blancheur de la race costaricienne ». Cette thèse défend l’idée que les revendications sociolinguistiques et identitaires de la population caribéenne exprimées depuis la « périphérie » à partir des années 1870 ont notablement reconfiguré le « centre » pour aboutir à un changement de paradigme de l’identité nationale en 2015, dont le signe le plus clair est l’amendement constitutionnel de l’article premier qui définit la République du Costa Rica comme une « République […] multiethnique et pluriculturelle ». L’approche de cette reconfiguration identitaire est transversale et interdisciplinaire, à la croisée entre la langue, la civilisation et les arts et nourrie des apports théoriques de la « sociolinguistique du contact » pour donner une vision panoramique des phénomènes d’hybridations linguistiques et culturelles et de leurs implications identitaires et contribuer à la compréhension des transformations humaines et sociales (décryptage des évolutions contextuelles, des interactions, des mouvements, des reconfigurations de paradigme) qui se dessinent dans la Caraïbe costaricienne depuis l’arrivée de la population afro-caribéenne dans les années 1870 jusqu’à nos jours.
Pour analyser ces processus dynamiques de reconfigurations langagières et identitaires, nous avons jugé pertinent de nous inscrire dans la continuité du paradigme de la pensée « complexe » (Edgar Morin) et rhizomique (Gilles Deleuze et Félix Guattari). Ces paradigmes subjectivistes et interprétatifs, particulièrement opératoires en sciences humaines et sociales, permettent d’envisager l’identité non comme une forme relativement stable impliquant des identifications figées relatives à des groupes déterminés, mais de façon dynamique. Ils favorisent une perspective évolutive envisageant à la fois la multiplicité des facteurs et référents, mais aussi des points de vue, des discours et des représentations. L’apport théorique des linguistes Robert Le Page et Andrée Tabouret-Keller qui ont montré comment les choix langagiers constituent des « actes d’identités » par lesquels les locuteurs exposent discursivement leur identité personnelle, leurs affiliations à certains groupes et leurs aspirations à certains rôles sociaux a retenu notre attention pour montrer que l’utilisation du créole de Limon avec ses concepts et ses symboles propres dans le contexte plurilinguistique et diglossique de la Caraïbe costaricienne révèle des positionnements identitaires favorisant une reconfiguration de l’identité nationale.
La première partie de la thèse intitulée « [l]a Caraïbe costaricienne de 1870 à 2015 : un espace de revendications sociolinguistiques et identitaires » est conçue comme une contextualisation historique et sociale des événements discursifs de 1870 à 2015, où il s’agit de montrer de façon diachronique les évolutions des contextes sociohistoriques dans lesquels surviennent et évoluent des pratiques discursives hétérogènes et inversement de mettre en évidence le rôle des transformations linguistiques survenues dans la Caraïbe costaricienne dans l’expression des revendications identitaires (collectives et individuelles) et dans la reconfiguration de l’identité nationale costaricienne. Chaque chapitre, correspondant à une étape clé de l’intégration de la population afro-caribéenne, est construit autour d’une partie centrale consacrée aux changements linguistiques : une première période comprise entre 1870 et 1948 correspond au paradigme de la « blancheur de la race costaricienne », dont les Afro-caribéens sont exclus, durant cette période l’espagnol se normalise à partir de la norme de la Vallée centrale, quant au créole de Limon, il connaît un âge d’or sur la Caraïbe costaricienne ; entre 1948 et 1963, le paradigme de l’« intégration des “noirs” », conçu comme une homogénéisation depuis le centre, se met en place, les Afro-caribéens sont reconnus, mais ils doivent adopter la langue et la culture nationales, un processus de diglossie et « glottophagique » est amorcé au profit de l’espagnol ; enfin la troisième étape est celle du « métissage ethnique et culturel » se consolidant entre 1963 et 2015. Le gouvernement reconnaît la richesse du patrimoine culturel des Afro-caribéens, mais aussi celui d’autres ethnies qui composent le Costa Rica et il s’engage à les préserver.
Ces jalons sociohistoriques et linguistiques servent d’ancrage à l’analyse plus précise des rapports entre la population caribéenne et les codes linguistiques parlés dans la Caraïbe costaricienne dans la deuxième partie intitulée « [l]es identités linguistiques de la population caribéenne : négociations, affirmations et revendications ». Le premier chapitre propose une typologie de quatre fonctions identitaires des langues qui permet d’envisager simultanément l’évolution des usages et des représentations linguistiques, traditionnellement difficiles à articuler. Cette typologie structure le deuxième chapitre qui porte une attention particulière aux choix des langues, aux alternances codiques, mais aussi aux différents noms du créole et à ses catégorisations linguistiques qui reflètent des points de vue et des partis pris. Quant au dernier chapitre, il met en perspective les évolutions des pratiques discursives avec celle du cadre légal costaricien en le comparant avec celui des autres pays d’Amérique centrale, mais aussi de la Colombie, qui doivent s'adapter, eux aussi, à une situation macrolinguistique similaire. Nous présupposions que la situation de « glottophagie » et le « vide législatif » sur le statut du créole de Limon constitueraient des sources de revendications sociolinguistiques et identitaires au sein de la population afro-caribéenne. En réalité, cette question soulève d’énormes divisions au sein de la population afro-caribéenne, mais aussi des (socio)linguistes sur la nature du créole de Limon. En nous intéressant de plus près à la vision des locuteurs sur le sujet, nous constatons qu’il existe une multitude de représentations linguistiques du créole de Limon, mise en évidence par la pluralité des glottonymes existants. La division est telle au sein de la population qu’il n’y a jamais eu de consensus pour revendiquer un statut légal à ce code linguistique. Les locuteurs du créole de Limon ont un rapport complexe à leur langue et à leur identité en particulier les deuxième et troisième générations partagées entre deux identités nationales : celle de leurs parents (majoritairement jamaïcaine) et celle de leur pays de naissance (costaricienne). Toutefois, il semble que nous assistions à un tournant. Pour la première fois, en février 2016, la population a manifesté sa volonté de prendre part au débat et a formulé une nouvelle revendication : que le créole de Limon devienne une langue d’enseignement et qu’il soit possible de l’utiliser dans les tribunaux. Au rôle fondamental des (socio)linguistes pour la (re)connaissance et la préservation de la diversité linguistique dans un contexte international propice, il faut ajouter la contribution notable des artistes.
La troisième partie intitulée « Langage(s) et identité(s) dans les arts de la Caraïbe costaricienne » approfondit l’étude des liens entre langue et identité sous l’angle de la représentation artistique qui sont un facteur décisif des reconfigurations linguistiques et identitaires. Les productions artistiques sélectionnées mettent en scène la pluralité des auto-identifications et les pratiques hétérogènes et plurilinguistiques rencontrées dans la Caraïbe costaricienne. Le premier chapitre est un panorama des arts verbaux (littérature, musique et cinéma) de la Caraïbe costaricienne où sont mis en évidence l’évolution du choix des langues et des pratiques plurilingues et la façon dont les œuvres choisies participent des revendications sociolinguistiques et identitaires de la population caribéenne. Si le créole perd des espaces, il en a également conquis de nouveaux. À partir des années 1990, il entre en poésie. La publication des contes d’Anancy en créole et les documentaires bilingues contribuent également à consolider la présence du créole dans les arts verbaux à l’oral ou à l’écrit et à sa revalorisation. Des romancières « blanches et métisses » comme Anacristina Rossi ont également utilisé le créole de Limon pour obtenir un « effet de réel » dans leur roman dont la diégèse se situe à Limon. À partir d’une sélection d’œuvres littéraires, le deuxième chapitre étudie la représentation des identités plurielles et plurilingues prises entre soumission et rébellion. Enfin, le troisième chapitre ouvre la réflexion aux arts non verbaux dans une perspective intersémiotique et interlangagière de configuration et de reconfiguration des identités. Le créole ayant été stigmatisé, d’autres langages ont aussi été privilégiés et valorisés dans la Caraïbe costaricienne pour exprimer des revendications identitaires fondées sur la valorisation de « l’élément noir » ou du « métissage ». Considérer les arts caribéens au-delà des critères linguistiques et ethniques permet de vérifier l’existence d’un art caribéen au Costa Rica qui s’appuie sur des motifs ou « images artistiques » récurrents et communs à tous les arts s’imposant comme de véritables piliers de l’identité caribéenne et de réfléchir aux similitudes et aux particularités de chaque art pour exprimer et (re)configurer l’identité caribéenne.
Le changement de paradigme est désormais décrété officiellement, mais incomplet surtout en matière linguistique. Le paradigme monolingue est remis en question, mais le plurilinguisme n’est pour l’instant assumé qu’à demi-mot avec une politique sélective. Il reste beaucoup à faire en matière de préservation de la diversité linguistique. Au Costa Rica, l’étude de la situation linguistique de la Caraïbe et du créole de Limon n’a pas abouti à une modification particulière de la politique linguistique depuis 1996. Le profit économique qui peut être tiré de la promotion culturelle des différences ethniques est plus immédiat notamment par le biais du tourisme culturel, ce qui a amené le gouvernement a mené une politique contradictoire concernant la défense de la diversité culturelle. D’un côté, on observe une multiplication d’événements sur les traditions et la culture afro-caribéenne souvent d’un point de vue populaire et folklorique et d’un autre côté l’annulation d’événements majeurs comme l’édition 2015 du Carnaval de Limon autour du critère de rentabilité ou une promotion touristique qui insiste sur les différences ethniques, symptôme d’une « folklorisation » de la culture afro-caribéenne perçue comme telle par certains Afro-caribéens. Si la marge de la marge a bien reconfiguré le centre, les phénomènes précédemment cités sont également le signe de la pression constante qu’exerce le centre sur la périphérie dans ces mouvements de reconfigurations identitaires.

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