Juin 22 - Sandra Lemeilleur - Université Bordeaux Montaigne

L'expressivité de l'intime sur les dispositifs du web : Processus de la subjectivité et machinations contempraines

 

Doctorante : Sandra Lemeilleur

 

Date: 22 juin à 14h00
Lieu: Université Bordeaux Montaigne
Salle des thèses
Esplanade des Antilles
33600 Pessac

 

Résumé:

Cette thèse interroge les bonnes raisons (Boudon, 2003) qu’ont les internautes de dévoiler des éléments de leur vie intime sur les différents dispositifs du Web. L’expressivité serait cette forme d’expression subjectivante qui sort des cadres définitionnels préalablement établis pour l’expression de l’intime. En effet, autrefois, ses territoires étaient ceux du confessionnal, de la séance psychanalytique ou de la confidence à un proche. Alors pourquoi et au service de quoi l’intime trouve une expressivité sortie de ces lieux ?

Dans une première partie, une contextualisation de nos modes d’existence laisse percevoir que les mutations de nos manières d’habiter et de travailler ont façonné des transformations profondes dans notre rapport à l’intime. Assurément, la porosité sonore de nos appartements et la disparition des cloisons, par exemple, nous offrent l’intime du voisinage. Le monde de l’entreprise qui empiète de plus en plus sur notre temps libéré de vie privée – avec des soirées d’entreprise – brouillent les frontières du public et du privé. De même que l’importance du contrôle des institutions démocratiques sur notre vie sexuelle joue sur l’intime. Véritablement, pour mieux gérer la vie « et faire vivre et laisser mourir » (Foucault, 1994 [1976]) selon la formule consacrée de Michel Foucault, nos institutions à travers le discours médical et le discours religieux conditionnent nos vies sexuelles à la fois pour qu’elles servent l’espèce et qu’elles permettent la satisfaction des individus. Ces institutions croient ou nous font croire qu’un citoyen épanoui vivra plus longtemps. Alors le sexuel se détache du sensuel, l’intimité de l’intime. Comme la société doit être « sans tabou », les magazines féminins et certaines émissions de télévision se targuent de proposer des sujets sur la sexualité où « la parole libère ». Il est question de pratiques, de positions sexuelles, le sentimental, le sensuel et l’intime ne concernent pas ces espaces.
Les sujets pour être de bons citoyens ne doivent plus réfléchir sur ce qu’ils sont mais trouver le moyen de s’exprimer sur eux-mêmes pour être libres. Nous sommes alors passés d’une société réflexive à une société expressive… Alors où trouver l’intime ? Dans l’interstice, dans cet entre-deux où l’intime lie en son sein l’intériorité la plus profonde et sa forme théâtralisée afin de permettre que s’établisse le lien à l’autre dans des jeux de normalisation, de caché/montré et d’échappé. En effet, cette thèse propose cette définition contemporaine de l’intime et en a dégagé trois formes. Tout cela est traité dans la deuxième partie.

La première, normée, qui s’exprime à travers la banalité, la quête de la sainte authenticité et la réactivation des mythes de l’amour comme filtres de l’intime. C’est par exemple évoquer sur un réseau social le fait de payer des impôts pour faire communauté avec ces autres qui en payent aussi. On assiste aussi à un lissage des souhaits de relation la amoureuse par la recherche de l’authenticité, il faut tout se dire dans le couple pour être heureux. Il faut vivre l’épiphanie de la rencontre « on étaient faits pour être ensemble » comme celle que vit Ariane quand elle rencontre Dionysos à Naxos. Ainsi : « si je suis capable de te montrer que je sais jouer l’intime normé, celui attendu par la société et que toi en retour tu es capable d’en faire autant, nous pouvons entrer en relation ». Cette réduction de la singularité des sujets vers un lissage est au service d’une altérité moyenne (Jeudy, 2007) afin de diminuer la virulence de la rencontre et de pouvoir espérer faire lien. L’angoisse des liens dirige cette normalisation pour offrir l’établissement des relations que l’on pense plus sécurisées.

La deuxième forme relevée est celle d’un intime caché/montré. C’est à travers les pratiques de déclaration d’amour et de supposé secret que les sujets l’utilisent. Certains déclarent leur flamme sur les réseaux sociaux et nous sommes en droit de nous demander qui en sont les récepteurs. Ce n’est plus uniquement l’être aimé. Car, aujourd’hui, il faut des témoins des liens forts. Les liens faibles (les 300 amis sur Facebook) servent à légitimer les liens forts. Il en est de même, pour le supposé secret. Il s’agit des messages tenant en eux une partie mystérieuse : « Petit dîner avec toi, ce soir, que du bonheur. » L’internaute ne dit pas qui est ce « toi », car effectivement il se reconnaîtra…oui, mais parmi tant d’autres qui seront encore une fois les témoins curieux qui n’auront de cesse de demander qui est ce « toi ». La subjectivité oscille alors entre logorrhée et rétention, mais devant témoins. C’est ce besoin de témoins des liens qui semble être le mobile de ces expressivités.

La troisième forme de l’expressivité de l’intime est celle de l’échappée. L’usage du fake et de l’humour colore ces énonciations. Le fake c’est dire le vrai en performant le faux comme donner une opinion politique fallacieuse qui indiquera la position de l’internaute en creux. L’humour, c’est détourner le code de référence d’une injonction posée au sujet en y enjoignant son propre code : « je suis guide de hautes montagnes, je cherche ma femme igloo ». La sommation de préciser sa recherche de partenaire est détournée afin de montrer un sujet qui sait rire de cela. L’échappé est dans la resingularisation de la subjectivité.

Dans une troisième partie, il est question de voir comment ces trois usages de l’expressivité de l’intime servent un processus communicationnel au service des relations, du lien à l’autre qui semble se précariser. Donner l’intime autant à des liens forts qu’à des liens faibles, c’est à la fois s’exposer, se mettre en danger, être vulnérable mais c’est aussi s’offrir à de nouveaux liens ou à l’intensification d’anciens. C’est aussi faire fonctionner les processus communicationnels, relationnels dans le sens de la production de subjectivité. Sans finalité, la mise en circulation d’informations génère de nouvelles productions dont les thématiques importent moins car c’est le processus lui-même qui compte. Agissant même dans l’absence et surtout grâce à elle, le Web laisse les traces de nos usages. En donnant l’illusion de montrer ce processus communicationnel en train de se faire, l’Idée virtuelle de toute relation semble trouver son accomplissement. De ce doux songe, la subjectivité tire les sources de l’évaluation de ses liens. Le processus relationnel importe plus que le contenu sémantique des échanges. Le regard de l’autre ne suffit plus, la subjectivité a besoin de reconnaissance régulière par des liens faibles pour ne pas être assignée à une identité équivalente toute sa vie. La subjectivité s’aliène. L’intime institué devient alors la courroie de transmission entre la norme et l’aliénation. L’intime, ce n’est pas que du textuel mais c’est aussi des images de corps. Non virtuel car non potentiel, mais un corps virtualisé. Ancillaire de la production de subjectivité, il est pris en tenailles car tout autant visible qu’il soit, il renvoie à chaque fois à une disparition inévitable : celle de la chair.

Le mobile de l’intime serait alors l’oppression de la chair dans la vie physique et sa disparition dans la vie des réseaux. À la fois tellement présente dans nos rapports quotidiens, elle devient une obligation, même une norme. Il est courant aujourd’hui de se coller à la chair d’un autre dans les transports en commun. Mais c’est du délire ; délire qui produit de l’halluciné pour pouvoir le vivre et qui n’est pas sans effet sur notre rapport au corps. C’est-à-dire que se trouver si près de toucher, de rencontrer l’insensé d’un autre corps impulse une excitabilité potentielle qu’il faut normativement réfréner. Par ailleurs, le Web fourmille d’images de corps sans chair où l’excitabilité est autorisée mais souvent surjouée. Il faut réfréner une excitabilité réelle de chair et à la fois accepter d’effleurer une excitabilité excessive, surjouée et surtout impossible car sans chair. L’intime viendrait ici combler cette béance d’excitabilité car raconter un élément intime poserait le vœu de retrouver une sensation de chair choisie, voulue, espérée. Le secret qui se dévoile, même encore un peu masqué ouvre la voie aux fantasmes. De ce fait, la machine de l’intime poursuit le même flux que les machines désirantes. L’intime normé est le despote qui veut circonscrire le flux. L’intime caché/montré s’oppose à son institutionnalisation et l’intime échappé offre sa libération. Ces deux dernières formes d’intime sont des résistances à la première, oppressive. Les expressivités intimes deviennent alors polyphoniques et usent de nouveaux agencements de désir pour résonner à tout-va.

Cependant, naissent des troubles entre territoires physiques et leurs calques dans le Web. Ce que je dis sur Facebook, n’est pas ce que je dis chez moi ; pourtant Facebook c’est un peu chez moi… D’où une nouvelle instabilité pour les relations. Difficultés nouvelles qui poussent la subjectivité à inventer toutes sortes de stratégies pour créer des outils pour y pallier. Les premières définitions des réseaux, par leurs concepteurs, évoluent selon les usages qu’en fait la subjectivité. Cette créativité permet de retrouver des capacités d’énonciation et de fournir de nouvelles définitions à ces réseaux qui seront à leur tour détournées… C’est un jeu sans fin entre processus de subjectivation et aliénation. Dans ce processus infini de la production de subjectivité, l’intime trouve sa place aujourd’hui car il possède une dimension a-signifiante. En effet, le « dit » de l’intime n’existe pas et n’a jamais existé. Il n’est pas non plus dans l’invisible, il n’existe pas. Alors ce que l’on expose n’est pas le « dit » de l’intime mais une tentative de le rendre signifiant. Tentative certes inquiétante mais sans finalité possible car l’intime gardera en lui cette a-signifiance qui le constitue. C’est en cela qu’il est un impératif contemporain de la production de subjectivité.
Bibliographie du résumé
Boudon, Raymond. 2003. Raisons, bonnes raisons. Paris : P.U.F., 2003.
Foucault, Michel. 1994 [1976]. Histoire de la sexualité 1. La volonté de savoir. Paris : Gallimard, 1994 [1976].
Jeudy, Henri-Pierre. 2007. L’absence d'intimité. Belval : Circe, 2007.

 

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