Juin 24 - Dominique Dias - Université Bordeaux Montaigne

La critique littéraire journalistique germanophone. Etude du marquage de l'hétérogénéité énonciative et des relations métatextuelles

Doctorant : Dominique Dias

 

Date: 24 juin 2016 à 14h00
Lieu: Université Bordeaux Montaigne
Salle des thèses-Bâtiment Accueil
Esplanade des Antilles
33600 Pessac

Résumé:

Le discours de la critique littéraire journalistique germanophone
Étude du marquage de l’hétérogénéité énonciative et des relations métatextuelles
Dominique Dias
Sous la direction de Thierry Gallèpe
La critique apparaît de prime abord comme un objet de nature hétérogène, à tel point qu’il
semble difficile de l’instituer en objet d’étude : à la fois faculté de l’esprit, exercice de cette
faculté, production langagière et corps de métier, la critique recouvre des réalités et des
pratiques très diverses. Aussi faut-il considérer la critique comme une pratique qui s’actualise
à travers différents genres. Celui qui est retenu ici, est celui de la recension qui a connu une
évolution au cours des siècles : alors qu’elle a pour ancêtre des productions fictives dialogales
comme les Monatsgespräche de C. Thomasius au XVIIe siècle, la recension a évolué vers des
textes monologaux dialogiques. Cette étude repose sur l’hypothèse selon laquelle la recension
a intégré cette forme dialogale première pour devenir un genre dont les éléments constitutifs se
définissent en termes de rapports métatextuels et d’hétérogénéité énonciative.
Le corpus d’étude se compose de 436 textes de recensions germanophones publiées dans cinq
supports de presse généraliste (die Zeit, der Spiegel, Neue Zürcher Zeitung, Frankfurter
Allgemeiner Zeitung, der Standard) lors du premier semestre 2012. Le fait de s’intéresser
exclusivement à des textes publiés dans la presse généraliste permet de délimiter l’ancrage
institutionnel, qui impose une situation de production spécifique, voire une intention
communicationnelle biaisée par d’autres impératifs. La critique journalistique possédant un fort
degré d’actualité, il est possible de postuler l’emploi d’un certain nombre de procédés
spécifiquement journalistiques participant ou non du genre recension. Par ailleurs, les
recensions retenues portent toutes sur un roman. Or, privilégier les textes portant sur un même
objet générique permet de déterminer dans quelle mesure cet objet peut avoir des répercussions
sur l’organisation des recensions. La méthode adoptée dans cette étude s’appuie, d’une part,
sur le cadre théorique de la Textsortenlinguistik qui fournit des outils en matière de
classification générique. D’autre part, il est fait appel aux travaux de l’École française
d’Analyse du Discours et aux outils de la linguistique énonciative afin de reconstituer le
dispositif d’énonciation qui inscrit la composition textuelle des recensions dans la situation de
communication qui leur est propre. Enfin, l’ensemble de ces appareils théoriques est confronté
au corpus afin d’éprouver leur bien-fondé et d’élaborer de nouveaux outils d’analyse. Pour
tenter d’identifier des traits constitutifs de la recension, trois axes de recherches sont envisagés :
les perspectives textuelle, discursive et métatextuelle.
La perspective textuelle nous contraint à un changement de paradigme : traditionnellement
conçue à partir de la fonction, la notion de texte est considérée ici sous l’angle de la forme. Ce
changement d’angle apparaît, en effet, plus productif. En recourant aux notions de séquences
et de périodes élaborées dans le cadre de la linguistique textuelle, cette étude identifie un
réservoir de formes à l’origine de la composition et de la configuration des recensions. Ainsi,
on peut observer la présence de modes de mise en discours variés (descriptif, narratif, explicatif
et argumentatif), ainsi que des types d’enchaînements séquentiels fréquents dans les recensions.
Ces observations confirment l’existence de composantes thématico-structurelles qui se
définissent par des changements de thème et de structure. Ce n’est qu’une fois cette échelle
intermédiaire identifiée et analysée qu’il est possible de procéder à une analyse
compositionnelle de la recension. Une étude fréquentielle faite à partir du corpus de travail
permet de mettre au jour des composantes plus ou moins récurrentes (contenu du roman, portrait
de l’auteur, réception du roman, genèse du roman, contexte historique ou littéraire, digression)
auxquelles ont été ajoutés trois espaces textuels (paratexte, commencement, mot de la fin). Une
grande diversité dans le mode de mise en discours de ces composantes et espaces textuels est
observable. Cette diversité s’explique par la double contrainte de la scène générique et de la
scénographie. La scène générique définit un horizon d’attente (nature des séquences, mode de
mise en discours associé à telle composante). Et la scénographie offre un espace de liberté au
sein de ces contraintes par le choix de composantes ou de modes de mise en discours moins
attendus. Cette étude propose de modéliser la structure profonde du genre recension en général.
À partir de ce modèle, il est alors possible d’identifier et d’interpréter la structure de surface
des recensions et de définir des types de recensions. Grâce à ce modèle, il est possible
d’observer des formes de textes atypiques et prototypiques de la recension. Ce modèle, qui
reflète l’identité compositionnelle des recensions, ne doit cependant pas occulter leur analyse
configurationnelle. Effectivement, en observant la linéarisation des différentes composantes,
on peut mieux appréhender la macrostructure qui subsume la simple addition de ces
composantes. Ainsi, il semble que l’étude de la forme permet de mieux comprendre la
composition, la configuration et même la fonction des recensions. Par ailleurs, les variations
observées entre les modèles atypiques et prototypiques – et qui s’expliquent par la notion de
scénographie – exigent le recours à la perspective discursive. L’étude de la composition et de
la configuration des textes reconnaît certes ces variations, mais ne permet pas de comprendre
l’empreinte du recenseur (et celle de l’autre) dans son propre discours.
La perspective discursive permet d’appréhender le sujet énonciateur des recensions comme un
lieu de transition de la parole et du savoir. Le critique littéraire s’octroie, en effet, une position
institutionnelle qui marque son rapport au savoir afin d’exercer une influence optimale sur le
lecteur. L’enjeu est de repérer les marqueurs discursifs qui fondent cette visée argumentative.
En tant qu’activité sociale institutionnalisée, la recension impose un dispositif
communicationnel plus ou moins normé. Les rôles et les statuts des principaux interactants
(auteur, recenseur, lecteur, roman…) sont prédéfinis par la scène englobante. Mais penser la
recension en tant que discours suppose de ne pas confondre le réel objectif et la fiction, la
construction discursive qui a pour fonction de signifier et d’interpréter ce réel. Ainsi,
l’hypothèse, quelque peu naïve, selon laquelle les recensions seraient des textes monologaux
monologiques, faisant entendre une voix unique exprimant un point de vue subjectif sur un
objet roman est rapidement écartée. Un bref aperçu des études sur l’hétérogénéité énonciative
– du dialogisme bakhtinien à la ScaPoLine en passant par la polyphonie ducrotienne – suffit à
démontrer qu’aucun discours n’est vraiment monologique. Par ailleurs, la recension se révèle
particulièrement productive en termes de formes énonciatives hétérogènes, à tel point qu’il est
envisageable d’ériger ce critère énonciatif en critère constitutif du genre recension. Ainsi, force
est de constater que le sujet énonciateur en tant que lieu de transition de la parole et du savoir
n’est pas une instance monolithique. C’est, au contraire, une instance traversée par une
multitude de voix dont celle du roman, de l’auteur, du lecteur, d’autres critiques ou encore de
voix non identifiées. Le locuteur/énonciateur des recensions est une instance composite
traversée par d’autres voix, émettant une multitude de points de vue portant sur le roman, mais
pouvant également opérer un glissement thématique et porter sur d’autres thèmes plus ou moins
connexes. Ces formes de l’hétérogénéité énonciative sont certes des formes que l’on trouve
dans de nombreux genres, mais leur réalisation dans les recensions porte des traits spécifiques.
Effectivement, l’hétérogénéité énonciative dans les recensions est souvent au service d’une
visée argumentative. Parmi ces traits spécifiques, le fait de faire entendre plusieurs voix permet
d’atténuer la critique, de construire un jugement évaluatif, d’anticiper un rejet du contenu
évaluatif ou encore de présenter des preuves. Cette hétérogénéité énonciative ne doit cependant
pas être comprise comme une polyphonie de voix au sens musical (ou bakhtinien). Ces voix de
la recension sont orchestrées par le locuteur. D’un point de vue extradiscursif, ce locuteur
possède diverses identités (recenseur anonyme, recenseur disposant d’une certaine notoriété,
recenseur auteur ou encore recenseur occasionnel). D’un point de vue intradiscursif, le locuteur
marque plus ou moins le texte par sa subjectivité. Malgré le principe de délocutivité obligée à
l’oeuvre dans les textes journalistiques, on peut néanmoins retrouver des marqueurs plus ou
moins forts (embrayeurs, termes axiologiques) qui permettent de reconstituer ex negativo le
caractère du locuteur, ainsi que ses attentes par rapport au roman. Cet effacement en surface du
locuteur doit inciter à être d’autant plus vigilant à son positionnement énonciatif dans les textes.
Il s’efface en tant que locuteur orchestrant l’ensemble des voix, mais il apparaît comme
énonciateur et donc en tant que voix de la critique parmi d’autres. Et le rapport de force entre
le locuteur/énonciateur et les autres énonciateurs produit du sens. En recourant aux concepts de
la topique énonciative, à savoir la co-, sur-, et sous-énonciation, il est possible de procéder à
des analyses tendant à montrer la co-construction du sens et en particulier celle du jugement
évaluatif dans les recensions. Enfin, cette étude propose une typologie des stratégies
énonciatives mises en oeuvre par le locuteur-énonciateur. Il s’agit de cinq types de postures
adoptées par l’énonciateur (rapporteur, lecteur, spécialiste, auteur et métacritique). Chacune de
ces postures se définit par un dispositif énonciatif particulier pouvant être caractérisé par une
identité extradiscursive, un ethos discursif, un rapport à l’altérité, un positionnement énonciatif
et une visée discursive. Certaines de ces postures rappellent des postures adoptées par d’autres
pratiques journalistiques (rapporteur, spécialiste) ou d’autres recenseurs non littéraires (lecteur,
spécialiste, métacritique). En revanche, la posture d’énonciateur-auteur semble être propre à la
recension littéraire journalistique. Il s’agit d’une posture où le recenseur s’oppose fortement à
l’autre figure forte du dispositif communicationnel : l’écrivain. Le recenseur en tant qu’auteur
d’un texte tend à devenir autonome vis-à-vis du texte romanesque tout en adoptant son langage.
Cette spécificité est notamment due au fait que l’objet de la critique est un texte littéraire. Un
tel rapport au pré-texte n’est pas envisageable pour la critique scientifique dans la mesure où la
scène englobante est plus contraignante. Il n’est pas non plus envisageable pour la critique
théâtrale ou cinématographique en raison de l’écart imposé entre code oral et code écrit. C’est,
en effet, le rapport au pré-texte qui semble constituer la spécificité des recensions. Autrement
dit, l’étude de leur statut de métatexte impose le recours à une perspective transtextuelle.
La perspective métatextuelle oblige à concevoir la recension dans son rapport au texte source.
Véritable dialogue avec l’oeuvre critiquée, la critique exploite explicitement des stratégies
empruntées aux discours littéraire et journalistique. Les observations empiriques menées dans
la présente étude montrent, de surcroît, à quel point il était important de prendre en
considération le rapport de la recension à d’autres textes. Cette perspective transtextuelle est
particulièrement productive puisqu’elle repose sur des relations :
- intertextuelles : la co-présence d’un autre texte, en général le texte source, est fortement
attestée. La recension dispose, comme tout texte, d’un large éventail de possibilités pour
accueillir et présenter le texte autre. Ces différentes façons de présenter le discours autre
ne sont cependant pas aléatoires ; elles ont du sens et constituent à cet égard des
stratégies argumentatives.
- paratextuelles : le rapport au paratexte joue un rôle majeur dans l’ancrage du discours
critique dans le support médiatique. Il permet l’affirmation d’un genre journalistique
spécifique pris en charge par un énonciateur-auteur, rapporteur, ou encore spécialiste.
Mais il inscrit en outre la recension dans la lignée des autres articles. À la fois informatif
et incitatif, le paratexte permet d’adapter le discours sur la littérature au discours de
presse. Les relations paratextuelles contribuent ainsi à actualiser le discours du
recenseur.
- métatextuelles : la recension est un texte autonome dans la mesure où sa lecture peut
précéder celle du roman. Il n’est nul besoin d’avoir lu le roman pour comprendre la
recension. Cependant, l’écriture de la recension succède à la lecture du roman. On peut
retrouver les traces de cette lecture dans des emprunts faits au texte source.
- hypertextuelles : les emprunts opérés par le métatexte fondent les relations
hypertextuelles entre un pré-texte (ou hypotexte) que constitue le texte source et
l’hypertexte qu’est la recension. Les emprunts peuvent être de nature lexicale,
syntaxique ou stylistique. Les configurations énonciatives formées entre autres par des
procédés comme l’allusion, le détournement, la reformulation ou encore le résumé
reposent sur un jeu de reflets entre la recension et le roman. Paradoxalement, le roman
permet de fonder l’identité de la recension, notamment en lui permettant d’échapper aux
routines de son propre genre. Intégrer le discours de l’autre renouvelle et nourrit le
discours de l’un.
- architextuelles : en tant que forme hybride, le genre recension renvoie à d’autres genres
littéraires (le roman), paralittéraires (le prière d’insérer, la quatrième de couverture),
journalistiques (la pige, l’éditorial, la chronique) ou encore critiques (recension
scientifique, cinématographique, critique d’art). L’observation de ces différents genres
permet d’éclairer le genre de la recension littéraire journalistique.
Toutes les observations empiriques menées dans cette étude ont des répercussions théoriques
sur la notion de genre. Les méthodes retenues habituellement pour appréhender un genre,
notamment par la Textsortenlinguistik allemande, reposent sur une conception du texte défini
– à juste titre – par des paramètres internes et externes. En ce sens, la définition du genre
s’appuie sur celle du texte : ce sont les ressemblances entre textes qui permettent d’établir des
liens de parenté et de réunir plusieurs exemplaires de texte dans une même catégorie générique.
La notion de « genre » ainsi définie est assez flexible car elle prend en considération des facteurs
d’ordre structurel et situationnel. Par ailleurs, son caractère prototypique présente l’avantage
d’être assez modulable pour expliquer les variations qui existent d’un exemplaire de texte à
l’autre. Toutefois, il est nécessaire, a fortiori dans le cas de la recension, de ne pas se limiter à
une méthode bidimensionnelle qui prend en considération une série de paramètres internes et
externes. De même qu’il existe des phénomènes relevant de l’intertextualité, on constate que
des phénomènes relèvent de l’intergénéricité. Ce qui est observé entre deux textes peut l’être
au même titre entre deux genres. Ouvrir une dimension supplémentaire permet de respecter
l’historicité des formes qui ont évolué, se sont déplacées et continuent à le faire. Enfin, dans le
cas de la recension, cela permet de comprendre en quoi ce genre de discours est à l’interface
entre le discours littéraire et le discours de presse.

 

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