Sept 30 - Mathilde Lerenard - Université Bordeaux Montaigne

Théories et pratiques éducatives dans le Berlin des Lumières: l'oeuvre de Friedrich Gelike (1754-1803)

Doctorante: Mathilde Lerenard

 

Date: 30 septembre 2016 à 14h00
Lieu: Université Bordeaux Montaigne
Maison de la Recherche
33600 Pessac

Résumé:

 

Au fil des bouleversements politiques qui marquent l’espace européen des trois dernières décennies du XVIIIe siècle, le monde éducatif voit ses missions, ses contenus, ses méthodes et son organisation profondément transformés. Jusqu’alors essentiellement réservée à une élite et tournée vers les humanités, l’éducation se diversifie, se démocratise devenant peu à peu une affaire publique et une préoccupation de l’État qui réforme son système éducatif et intègre une part grandissante de sa population dans la sphère publique et politique. À la veille du XIXe siècle, c’est d’abord l’enseignement secondaire qui se développe et se métamorphose sous l’action des gouvernements, mais aussi et surtout grâce à l’engagement de pédagogues.
Une étude de cas, consacrée à l’œuvre du pédagogue et homme des Lumières berlinois Friedrich Gedike (1754-1803) et aux deux établissements secondaires qu’il a successivement dirigés entre 1779 et 1803, permet non seulement d’approfondir notre connaissance du paysage scolaire prussien et des Lumières berlinoises, mais elle est aussi exemplaire à plus d’un titre. Elle illustre l’engagement de pédagogues dans une réforme en profondeur de l’éducation et de la société prussienne et l’importance de la problématique de la diffusion des Lumières dans la société berlinoise des deux dernières décennies du siècle. Elle met aussi au jour l’évolution de l’enseignement secondaire qui se démarque alors des universités et se diversifie avec des classes inférieures proposant un enseignement plus pratique (Bürgerschule) et des classes supérieures préparant à l’université en dispensant un enseignement humaniste (gelehrte Schule). Progressivement, les plans d’études du secondaire proposent un équilibre entre un enseignement linguistique et scientifique, mais aussi entre langues anciennes et modernes. La population scolaire de ces établissements se transforme également. Elle se diversifie et se démocratise : outre les fils de pasteurs traditionnellement scolarisés dans les lycées, nombreux sont désormais les fils d’artisans et de commerçants, et quelques fils de paysans et de domestiques y poursuivent leur scolarité. Par ailleurs, les lycées ne sont plus dénigrés par l’élite dirigeante et fortunée qui y scolarise ses enfants pour les préparer à leurs futures hautes fonctions. Le mérite s’impose alors peu à peu comme critère de sélection et d’accès à une éducation plus poussée et au pouvoir. Enfin, cette étude de cas montre la politisation des débats et réformes éducatives. À travers une réforme de l’éducation, les pédagogues et hommes de lettres visent une réforme profonde de la société : créer les conditions de tolérance et d’un véritable vivre-ensemble entre ordres, confessions, corporations, et dans une certaine mesure entre les sexes, remplacer les privilèges de la naissance et de la fortune par le mérite personnel comme critère d’appréciation de la valeur d’un individu et d’accès au pouvoir. Les écoles secondaires deviennent par ailleurs des lieux d’apprentissage d’une véritable culture politique. La formation aux humanités s’accompagne dès lors d’une formation à la citoyenneté avec une ouverture au monde moderne, à l’histoire immédiate et au monde politique national comme étranger. Curiosité intellectuelle, réflexion personnelle, esprit critique et culture du débat sont encouragés au quotidien chez les élèves. Les lycées prussiens deviennent un espace privilégié de formation d’une sphère publique qui doit entrer en dialogue avec le pouvoir institutionnel ou accéder à celui-ci, permettant ainsi l’intégration d’une part plus large et plus diversifiée de la population aux décisions politiques.
Friedrich Gedike
Directeur successif de deux lycées berlinois, le lycée Friedrichswerder de 1779 à 1793, puis le lycée du Cloître Gris (Berlinisch-Kölnisches Gymnasium zum Grauen Kloster) de 1793 à 1803, conseiller au sein du Grand Consistoire de Prusse (1784-1803) et du Conseil supérieur des Écoles (1787-1803), mais aussi coéditeur pendant huit ans avec Johann Erich Biester (1749-1816) de la Berlinische Monatschrift (1783-1791), membre de l’Académie des Sciences et de l’Académie des Arts de Berlin (à partir de 1790), du Club du Lundi (Montagsklub), de la Société secrète du Mercredi (Mittwochsgesellschaft) et de la loge « Aux trois Globes » (Zu den Drei Weltkugeln), Friedrich Gedike est une personnalité très présente sur la scène intellectuelle berlinoise et allemande. On peut s’étonner que si peu de recherches lui aient été consacrées jusqu’à présent, étant donné l’importance de ce personnage dans l’histoire des idées et de l’éducation en Prusse, des réformes décisives qu’il a mises en place à l’échelle nationale (notamment l’instauration d’un diplôme de l’enseignement secondaire, l’Abitur, et de séminaires de formation d’enseignants du second degré), le nombre important d’écrits qu’il a publiés, et enfin le vif intérêt qu’il a suscité chez ses contemporains. Sa notoriété est confirmée par des publicistes et hommes de lettres, par les missions que les rois de Prusse (Frédéric-Guillaume II, Frédéric-Guillaume III) lui confient, par les effectifs croissants des établissements qu’il dirige, la large circulation de ses manuels de langue dans l’espace européen, et enfin par l’afflux du public dans ses établissements, venant de toute la Prusse et même de l’étranger pour assister aux examens publics et aux cours. Friedrich Gedike a œuvré à la diffusion des Lumières en Allemagne, en tant que penseur des Lumières, mais aussi concrètement, en tant que directeur, enseignant et membre du conseil national de l’éducation de Prusse, mettant ainsi en pratique les idées des Lumières. Pourtant, il est resté dans l’ombre de réformateurs qui ont œuvré après lui, à Berlin et en Prusse, comme Wilhelm von Humboldt. L’intérêt de ce pédagogue berlinois réside également dans le fait qu’il puise à la fois dans l’héritage des Lumières et dans celui de l’humanisme, se situant à la croisée des chemins entre le philanthropinisme et le néohumanisme, deux courants pédagogiques qui se côtoient et s’affrontent autour de 1800. Ce travail vise à montrer l’importance et la singularité de cette personnalité dans l’histoire de l’éducation et de la Prusse.

Démarche méthodologique et sources
La perspective adoptée dans le cadre de la thèse est double. Elle combine une approche théorique s’inscrivant dans le champ de l’histoire des idées et une approche socio-historique. Il s’agit, d’une part, d’exposer les théories pédagogiques de Gedike et de les analyser à la lumière des débats sur l’éducation dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et durant la première décennie du XIXe siècle, mais également à la lumière des débats sur les conceptions étatiques et sur la place et le rôle de l’individu dans l’État et le monde. D’autre part, cette perspective est accompagnée d’une analyse socio-historique, celle de l’étude de la société berlinoise et prussienne autour de 1800, et tout particulièrement des deux groupes qui composent la communauté éducative : les élèves (origine sociale, confession, parcours scolaire et orientation professionnelle) et les enseignants (formation, statuts, revenus, origine sociale, carrière professionnelle). Ce travail s’appuie sur des recherches permettant d’étudier l’état réel de l’enseignement, dans le Berlin de 1800 en particulier, et plus généralement, dans la Prusse et les autres États allemands de cette même époque. Un cas concret est examiné : celui de deux lycées berlinois des décennies 1780 à 1800 sous la direction de Friedrich Gedike. Cette étude se propose aussi d’effectuer des recherches sur les projets de réformes scolaires de Gedike à l’échelle nationale, leurs obstacles et leur application, et sur l’empreinte qu’il laisse dans l’enseignement secondaire prussien au début du XIXe siècle. Un certain nombre d’élèves qu’il forme dans son séminaire pédagogique adoptent en effet ses pratiques pédagogiques et ses manuels dans les établissements qu’ils dirigeront par la suite ; ses projets nationaux comme l’examen de validation des acquis du secondaire, l’Abitur, et la formation d’enseignants du second degré seront également repris, développés et concrétisés au cours du XIXe siècle.
Cette étude se concentre essentiellement sur les deux dernières décennies du XVIIIe siècle, période durant laquelle Gedike œuvre comme homme des Lumières, penseur et professionnel de l’éducation. Elle envisage cependant une période plus large, des années 1760 aux années 1800, dans le but d’examiner l’état de l’enseignement avant l’action du pédagogue berlinois et de déterminer ses héritages de pensées et de pratiques, mais aussi d’évaluer la postérité de son œuvre éducative.
Les sources utilisées dans le cadre de ce travail sont principalement celles relevant de la littérature d’éducation : manuels scolaires, littérature de jeunesse, écrits pédagogiques. Les publications et les manuscrits de Friedrich Gedike dans ses différents champs d’action ont été mis à profit afin d’avoir une vision complète de son œuvre importante et variée : écrits pédagogiques, recueils et manuels scolaires, articles publiés dans la presse, discours dans ses établissements, poèmes et odes à la loge « Aux Trois Globes » et au Club du Lundi, exposés à l’Académie des Sciences, à l’Académie des Arts, à la Société du Mercredi, correspondance, journal de voyage, rapports officiels et écrits divers. La cohésion de cette œuvre et son évolution ont ainsi pu être mises à jour, et son vaste projet éducatif et de diffusion des Lumières a pu être saisi dans son ensemble, révélant que Gedike ne s’intéresse pas seulement à la formation d’une élite dans les lycées, mais à une large diffusion des Lumières dans toutes les strates de la population. Par ailleurs, les discours, exposés et témoignages des enseignants et élèves des établissements dirigés par Gedike se sont révélés féconds. Les rapports, projets de loi, règlements et instructions du Conseil des Écoles de Prusse et des souverains et ministres ont également constitué une part importante des sources, tout comme les nombreux articles et périodiques traitant de questions éducatives diffusés dans l’espace germanique, comme la Revue mensuelle de Berlin (Berlinische Monatsschrift), le Journal de Brunswick (Braunschweigisches Journal) et la Révision générale de l’ensemble du système éducatif et scolaire (Allgemeine Revision des gesamten Schul- und Erziehungswesens).

Chapitre 1. Le paysage scolaire européen de la seconde moitié du XVIIIe siècle : l’héritage théorique et pratique de Gedike
Faire l’état du paysage scolaire européen, et prussien en particulier, et des courants éducatifs concurrents de la seconde moitié du XVIIIe siècle en Europe, permet de mettre en évidence deux éléments. Le premier est l’immense écart entre l’état réel de l’enseignement en Europe, hormis quelques exceptions locales, et la richesse des débats sur l’éducation et les velléités de réformes. Dans de nombreux établissements, en particulier pour l’enseignement élémentaire et dans les campagnes, on observe peu de changements notables. Ce sont principalement les écoles secondaires qui se voient plus ou moins transformées au cours du dernier tiers du siècle, des écoles expérimentales et de nouveaux types d’établissements voient le jour et se développent peu à peu, mais l’héritage aussi bien intellectuel que matériel du passé reste encore très présent pour la plupart des établissements européens. Le second élément est le caractère éminemment européen des débats éducatifs avec l’importance de la circulation d’essais pédagogiques et de manuels scolaires, de la pratique de traduction, réécriture et commentaire des publications étrangères. L’héritage de Gedike s’inscrit dans cette dimension européenne. La réforme du paysage scolaire prussien qu’il entreprend à partir de la fin des années 1770 se nourrit de ces idées et pratiques qui circulent alors en Europe. Son projet éducatif est le fruit d’une savante synthèse entre les idées piétistes, philanthropinistes, néohumanistes qui se propagent dans les États germaniques, mais aussi les idées venues d’Angleterre, notamment celle de John Locke, et celles venues de France avec La Chalotais et Rousseau.
Chapitre 2. Le concept éducatif de Friedrich Gedike : former l’homme et le citoyen au sein d’une école publique pour tous – Portraits d’un pédagogue et analyse de ses réseaux et de sa vision de l’éducation
L’examen du parcours de Gedike et de ses réseaux permet de comprendre comment il a construit son projet et quels idéaux éducatifs il nourrissait. Le milieu dont il est issu, son éducation, et les conditions dans lesquelles il est initié aux Lumières et s’est lancé dans une carrière d’enseignant sont déterminants dans la conception de ses réformes pédagogiques. L’examen des liens personnels et professionnels qu’il tisse est essentiel, car ses relations influencent de manière décisive, non seulement son avenir personnel, mais aussi sa conception des Lumières et de l’enseignement. Des personnalités comme Gotthilf Samuel Steinbart (1738-1809), Johann Joachim Spalding (1714-1804), Johann Friedrich Zöllner (1753-1804), Johann Erich Biester (1749-1816), Friedrich Nicolai (1733-1811), Joachim Heinrich Campe (1746-1818), Johann Stuve (1752-1793) ou Karl Philipp Moritz (1756-1793) contribuent à modeler son projet éducatif, et plus largement de diffusion des Lumières.
Les fondements du projet éducatif de Gedike dans sa dimension théorique sont d’abord posés avec l’étude de sa vision de l’enfant, de l’homme, des missions de l’éducation en général et de l’enseignement public en particulier, ce qui rend ensuite possible une mise en regard de ces théories et objectifs visés avec les réformes effectives mises en place à l’échelle locale et nationale. Gedike souhaite former à la fois l’homme et le citoyen au sein d’un système d’enseignement public ouvert à tous, dont le seul critère de sélection est le mérite personnel. Seules les filles restent largement exclues de son plan. Ce système éducatif se décline en différents degrés : élémentaire, secondaire – là aussi avec des nuances de degrés, avec les Bürgerschulen communes, supérieures, et les lycées ou écoles savantes – et supérieur. L’attention des enseignants doit être portée aussi bien sur la formation des capacités cognitives, que sur celle du caractère (former des jeunes gens vertueux) et des capacités physiques. Il importe à Gedike que l’égalité d’accès à l’éducation soit garantie pour tous, le seul critère de sélection devenant le mérite individuel en matière de progrès scolaires et de comportement vertueux. Enfin, l’école doit préparer à la vie publique en formant sur les mêmes bancs des élèves de tous les horizons socio-culturels, le milieu scolaire représentant alors un État en miniature, où chacun respecte l’autre pour ses compétences et son comportement exemplaire et non pour sa fortune ou son rang.
Chapitre 3. Les pratiques éducatives de Friedrich Gedike : la métamorphose des écoles secondaires berlinoises du Friedrichswerder et du Cloître Gris sous sa direction
Gedike n’est pas seulement un penseur de l’éducation, il en est aussi un professionnel : enseignant, successivement directeur de deux établissements secondaires à Berlin, le lycée du Friedrichswerder et le lycée du Cloître Gris, et auteur de recueils destinés à un usage scolaire. Il concrétise en grande partie son projet éducatif dans ces deux établissements, malgré quelques obstacles institutionnels incarnés par le ministre Woellner et la Commission Immédiate d’Inspection ecclésiastique (geistliche Immediat-Examinations-kommission), notamment en ce qui concerne les cours de religion. Réaliste et pragmatique, le directeur berlinois part de l’existant pour le transformer progressivement jusqu’à atteindre les objectifs visés. C’est aussi à travers cette réforme progressive de l’enseignement public qu’il voit la possibilité d’une réforme de la société prussienne elle-même : formez les hommes et citoyens de demain, et vous formerez la société de demain – telle est sa devise. L’examen des plans d’études, des ouvrages utilisés en classe et mis à disposition des élèves dans les bibliothèques scolaires qu’il a créées, du déroulement des cours, du règlement, des sujets d’examens et des devoirs des élèves permet de reconstituer la vie de ces établissements de manière détaillée et illustre le processus de transformation de l’enseignement secondaire en Prusse, notamment des lycées. Les plans d’études se diversifient, ajoutant aux traditionnels cours de langues anciennes, des cours de sciences, d’histoire, de géographie et de langues modernes. Les méthodes d’enseignement elles-mêmes sont profondément transformées : les cours magistraux laissent place à une discussion entre enseignant et élèves, et aux essais axés sur la rhétorique et portant sur des sujets généraux et intemporels succèdent des rédactions qui visent à développer la réflexion personnelle et l’usage de la raison à partir de sujets souvent tirés de l’environnement immédiat des élèves et traitant de problématiques actuelles, parfois politiques, en débat dans la société. Cette réforme de l’enseignement secondaire est sous-tendue par des enjeux politiques : relativisation des hiérarchies sociales et des barrières entre confessions pour assurer un réel vivre-ensemble et l’égalité des chances, transformation des critères de sélection et élévation du mérite comme premier critère de jugement d’une personne, diversification du recrutement de l’élite et formation d’une sphère publique élargie participant à l’exercice du pouvoir. L’éducation civique occupe d’ailleurs une place importante dans la formation des élèves : séances hebdomadaires de lecture de presse, leçons sur la constitution, les lois et différents organes de pouvoir en Prusse, étude des régimes politiques étrangers, encouragement du patriotisme, préparation à l’élaboration et à l’expression publique de jugements politiques. L’étude des deux groupes qui composent le monde éducatif – enseignants et élèves – montre que le public scolaire est lui aussi en pleine mutation : les lycées publics, autrefois méprisés par l’élite dirigeante et fortunée, accueillent désormais des fils de ministres ; une part croissante de fils d’artisans et de commerçants poursuit dorénavant sa scolarité dans les classes du lycée. Le corps enseignant, quant à lui, se professionnalise et se spécialise progressivement dans une ou plusieurs disciplines.
Chapitre 4. Friedrich Gedike, réformateur du système scolaire prussien : sur la voie d’une sécularisation, nationalisation et professionnalisation de l’enseignement et naissance du lycée moderne
Gedike ne se contente pas d’opérer une réforme locale de l’enseignement secondaire, il tente de réformer l’ensemble du système éducatif prussien, en tant que membre du Consistoire de Prusse à partir de 1784, puis en participant à la création d’un conseil national d’éducation, le Conseil supérieur des Écoles, et en devenant l’un de ses membres dès son instauration en 1787. Malgré les difficultés rencontrées avec le ministre Woellner et les résistances de certains établissements et des universités, Gedike réussit à obtenir la création d’un séminaire de formation d’enseignants du second degré dès 1788 et à instaurer dans les lycées prussiens un examen de validation des acquis du secondaire, l’Abitur. Même si ce projet ne trouve pas la réalisation souhaitée par Gedike, la pratique de cet examen se généralise progressivement pour devenir obligatoire pour l’entrée à l’université en 1834. On assiste ainsi à la naissance d’un processus de nationalisation et d’homogénéisation de l’enseignement public en Prusse. Chargé de l’inspection des universités allemandes en 1789 et des universités prussiennes en 1796, Gedike s’intéresse aussi à l’enseignement supérieur : son voyage d’inspection de 1789 montre son attachement aux qualités de pédagogue en définissant, à travers son appréciation de 180 enseignants, le type du parfait pédagogue. Il est aussi sensible à l’instauration de systèmes d’aides financières aux étudiants, de dispositifs pédagogiques et institutionnels favorisant l’assiduité et l’émulation, et la mise à disposition pour les professeurs et étudiants d’espaces, de matériels et de bibliothèques richement pourvues. Enfin, ses réflexions sur la création d’une université dans la capitale prussienne sont révélatrices de son projet éducatif et politique : la question de la large diffusion des savoirs, de l’accès à l’éducation, du lien entre théorie et pratique, de la liberté de recherche et d’enseignement, des objectifs de la formation universitaire, entre formation professionnalisante et formation humaniste, n’ont par ailleurs rien perdu de leur intérêt aujourd’hui. L’enseignement supérieur ne doit plus, selon lui, se contenter de former des érudits, il doit aussi préparer des professionnels (juristes, médecins…) à leur futur métier. L’université berlinoise proposée par Gedike est tournée vers la pratique et a pour mission de former les futurs serviteurs de l’État, tandis qu’une université dans la province prussienne doit continuer à former des savants : hommes d’Église et enseignants du secondaire et supérieur, les futurs éducateurs de la nation.

Chapitre 5. Friedrich Gedike, un homme des Lumières : son action publique et secrète en faveur de l’éducation de la nation allemande dans le Berlin des années 1780 et 1790
Le projet éducatif de Gedike ne se limite pas au strict milieu scolaire et universitaire, il embrasse la nation entière. L’examen de son travail de publiciste et sa participation active dans les différents cercles de convivialité et sociétés savantes berlinoises met en lumière son action publique et secrète en faveur de l’éducation de la nation allemande dans le Berlin de la Spätaufklärung. L’étude de son combat idéologique en faveur de la liberté d’expression et la transparence du pouvoir, mais aussi contre l’ignorance, les préjugés, l’exaltation mystique et le fanatisme, et celle des stratégies qu’il met en place pour mener ce combat, permettent d’établir les liens qui existent entre ses réformes scolaires et les réformes éducatives plus larges devant toucher l’ensemble de la population prussienne. Il s’engage pour une large diffusion des Lumières devant conduire à des « Lumières nationales » (National-Aufklärung). Cet examen dégage aussi un autre aspect – négligé par l’historiographie – de son projet éducatif : celui de son engagement en faveur de l’éducation politique de la nation allemande. L’usage de médias comme les pièces de monnaie, les monuments publics, leurs inscriptions dans la langue nationale, les œuvres des poètes et historiens allemands et les périodiques doit servir la diffusion des Lumières la plus large possible, le combat contre l’exaltation religieuse et les superstitions, et l’éveil de sentiments patriotiques. Étudier l’action de Gedike, aussi bien comme pédagogue que comme savant au sein de ces différents cercles et espaces publics berlinois, éclaire la notion de « Lumières » et le processus de redéfinition qui s’opère alors : loin d’être un mouvement qui s’essouffle, la Spätaufklärung se révèle être une période à la fois de retour productif sur le mouvement des Lumières et de mobilisation en faveur de la diffusion des acquis et des réflexions des Lumières auprès de différents publics.

 

footer-script