Sept 12- Jean-Pierre Moisset - Université Bordeaux Montaigne

HDR- Argent et religion en France, XIXè-XXè siècles. L'Etat, l'argent et les cultes de 1958 à 1987. Contribution à l'histoire de la laïcité française

 

Date: 12 septembre 2016 à 13h30
Lieu: Université Bordeaux Montaigne
Maison de la Recherche-salle 001
33600 Pessac

 

Dossier présenté le lundi 12 septembre 2016 à l’université Bordeaux Montaigne devant un jury composé de Céline Béraud (maîtresse de conférences HDR en sociologie à l’université de Caen-Normandie), Marie-Christine Bouneau (professeure d’histoire contemporaine à l’université Bordeaux Montaigne), Jean Garrigues (professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Orléans), Christophe Lastécouères (professeur d’histoire contemporaine à l’université Bordeaux Montaigne), Denis Pelletier (directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études, section des sciences religieuses, garant) et Christian Sorrel (professeur d’histoire contemporaine à l’université Lumière-Lyon II).

La première pièce de ce dossier est un rapport de synthèse retraçant les orientations de mon parcours professionnel depuis le moment où je fis le choix d’étudier l’histoire à l’université de Paris X-Nanterre. Une fois muni de l’agrégation d’histoire, j’entrepris une thèse pour le doctorat sur Les Finances de l’Église catholique dans le diocèse de Paris au XIXe siècle (1802-1905) sous la direction du professeur Philippe Levillain. Couramment associé aux crédits publics versés par l’État en vertu de la législation napoléonienne, ce financement provenait en grande partie de deux autres sources. L’une était municipale, et comptait finalement davantage en raison des puissantes subventions allouées pour soutenir la construction d’églises, en particulier sous le Second Empire. L’autre était privée : il s’agissait des dons et des multiples paiements effectués par les fidèles pour des actes cultuels. Dans un diocèse riche et peuplé comme celui de Paris, ce financement privé comptait davantage dans l’équilibre comptable des institutions paroissiales et diocésaines que les crédits de l’État. Ainsi, l’association du financement du culte catholique à la manne étatique pouvait être relativisée.
Soutenue en 1999, cette thèse fut le premier jalon d’un travail sur la relation entre argent et religions qui s’est poursuivi jusqu’à maintenant et dont témoigne la deuxième pièce du dossier, à savoir le recueil d’articles. J’ai d’abord étendu mon questionnement initial au-delà de la date de 1905, ce qui me permit d’observer comment l’Église catholique entra dans l’ère de l’autofinancement. Il m’apparut que les évêques étaient longtemps parvenus à mener à bien leurs projets malgré l’absence de financements publics, comme l’attestaient les constructions d’églises et de salles paroissiales, nombreuses jusque dans les années 1960. Puis, vers 1970, les générations de donateurs et de pratiquants cessèrent d’être remplacées, entraînant l’arrêt brutal des projets immobiliers ; sans parler des contestations internes qui poussaient à se débarrasser du patrimoine ecclésial plutôt qu’à l’étoffer. En 1976, pour la première fois, les évêques de France orchestrèrent une campagne d’affichage en faveur du denier du culte. La crise financière était bien un aspect de La Crise catholique (1965-1978) analysée par Denis Pelletier. Par ailleurs, l’étude de l’information financière dans les institutions catholiques m’a fait pénétrer dans ce qui était une véritable culture du secret appliquée à l’argent. Il faut dire qu’après 1905, toutes les conditions avaient été réunies pour façonner une telle culture : la diabolisation de l’État républicain comme « spoliateur » ; les incertitudes financières consécutives au refus pontifical d’autoriser la mise en place des associations cultuelles ; l’ecclésiologie inégalitaire réservant l’information financière à l’évêque ou au curé de la paroisse, au détriment des autres membres du clergé et surtout des laïcs. Là encore, il m’apparut que le tournant du début des années 1970 était net. Alors que l’opacité était la règle, l’argent des institutions catholiques cessa en quelques années d’être un sujet tabou. Ce changement qui s’inscrit dans l’évolution engagée par le concile Vatican II constitue l’un des aspects de la « révolution silencieuse » touchant le catholicisme contemporain. Au-delà de ces aspects financiers de l’histoire de l’Église, mon travail de recherche s’est orienté vers d’autres thématiques telles que le fonctionnement de l’Église catholique comme organisation, les constructions d’églises, l’évangélisation et, pour finir, la laïcité.
La troisième pièce du dossier présenté en vue de l’habilitation à diriger les recherches est un mémoire de recherche inédit intitulé L’État, l’argent et les cultes de 1958 à 1987. Contribution à l’histoire de la laïcité française. Ce mémoire prend sa source dans une série d’observations personnelles faites à l’occasion de lectures et de travaux sur les finances des diocèses de France au XXe siècle. En cherchant à comprendre les flux d’argent circulant à l’intérieur des diocèses et des paroisses, j’avais remarqué que la littérature ecclésiale ou juridique évoquait sans s’y attarder un certain nombre de facilités fiscales ou financières obtenues sous la Cinquième République. Telle ordonnance de 1958 abaissait le taux d’imposition pesant sur l’achat de terrains par les associations cultuelles. Telle loi de finances rectificative de 1961 autorisait la garantie publique des emprunts destinés à construire des lieux de culte. Tel décret de 1968 excluait les constructions destinées à l’exercice public du culte du champ d’application de la taxe locale d’équipement. Etc. Quelle était donc la signification historique de ces faits apparemment isolés ? Formaient-ils un tout ? Fallait-il compléter la petite liste que j’avais faite par d’autres dispositions légales avantageuses pour l’exercice du culte ? Et surtout, qui était à l’origine de ces modifications du droit des cultes ? Comment les décisions ayant abouti à ces facilités avaient-elles été prises ?
L’étude qui répond à ces questions commence en 1958 avec le retour au pouvoir du général de Gaulle, un catholique pratiquant respectueux de la législation laïque existante mais soucieux de permettre à son Église d’exercer sa mission dans les meilleures conditions possibles. Elle prend fin en 1987 avec, d’une part, la loi autorisant la déductibilité fiscale des dons aux associations cultuelles, et, d’autre part, le sauvetage financier du régime maladie des cultes. Elle puise ses sources principales dans les publications du Journal officiel (lois et décrets, débats parlementaires) ainsi que dans les archives d’institutions publiques (bureau central des cultes, Caisse des dépôts et consignations, ministère des Affaires sociales et de la Santé, etc.) et privées (Secrétariat général de l’épiscopat, Comité national des constructions d’églises, archevêché de Paris, Association pour une retraite convenable, etc.). La confrontation de ces sources permet d’établir que les majorités de droite de la période prêtèrent une oreille attentive à des sollicitations émanant d’institutions catholiques soucieuses d’abaisser les charges pesant sur les associations cultuelles diocésaines. De subtils réaménagements de l’équilibre laïque furent ainsi réalisés au bénéfice de ces associations, et par ricochet au bénéfice des associations cultuelles protestantes et juives.
Dans les années 1960, les demandes catholiques furent surtout motivées par le désir d’abaisser le coût de construction des églises. À l’heure où surgissaient des grands ensembles d’habitations en périphérie des villes, il était urgent pour les responsables catholiques de pouvoir disposer de terrains et de prêts bancaires sans débourser trop d’argent. Les gouvernements du général de Gaulle firent ce qu’ils purent en ce sens, tout en veillant au respect de l’interdiction de tout financement public des cultes posée en 1905. Plus tard, au cœur des années 1970, l’enjeu majeur devint l’intégration à moindre frais des prêtres, religieux et religieuses dans les régimes maladie et vieillesse de la Sécurité sociale. Cette opération fut réalisée avec le concours presque exclusif des autorités catholiques, lesquelles réussirent ainsi à préserver les intérêts des diocèses et des congrégations. En revanche, les hommes et les femmes qui avaient renoncé à la prêtrise ou à la vie religieuse furent lésés car leur très modique pension n’était complétée ni par des avantages en nature tels que l’accueil dans une maison de retraite ecclésiale, ni par des revenus que seuls les prêtres retirés pouvaient continuer à percevoir (honoraires de messes, indemnités). Un long conflit devait en résulter. Une décennie plus tard, dans les années 1980, les responsables catholiques cherchaient avant tout un moyen de relancer le denier du culte en le faisant entrer dans la catégorie des dons éligibles à la déductibilité fiscale. En 1987, la première cohabitation permit d’obtenir cette facilité qui revenait pour l’État à se priver de recettes fiscales afin de stimuler les dons destinés à l’exercice du culte, au grand dam de la gauche parlementaire. Dans l’histoire de la laïcité française, cette innovation est décisive. Sa portée peut être comparée avec celle de la loi Debré de 1959. L’une dans le registre cultuel et l’autre dans le registre éducatif marquent le franchissement d’un palier dans la reconnaissance par l’État du rôle positif que jouent les institutions religieuses dans le bon fonctionnement de la société française, soit en rassemblant leurs croyants autour d’un culte rendu à Dieu, soit en enseignant. Les années 1980 virent aussi se poser un nouveau problème : celui de l’accès des dissidences catholiques et des nouveaux mouvements religieux au label cultuel et à ses avantages, notamment en matière de libéralités et de protection sociale. Un délicat travail de discernement devait s’ensuivre pour l’administration. Son analyse permet de préciser les contours de la notion de culte pour la République française.
Les innovations fiscales et financières conquises entre 1958 et 1987 permettent d’entrer au cœur des réajustements du régime de laïcité français. Elles montrent comment de discrètes négociations engagées par des responsables catholiques sont à l’origine de nouvelles dispositions légales et de nouvelles pratiques administratives favorables à l’exercice du culte. Ce dernier point n’est pas négligeable. En effet, des liens nouveaux ont été tissés peu à peu entre des serviteurs de l’État et des responsables religieux entre 1958 et 1987. À côté des services de l’urbanisme, ceux de la Sécurité sociale ont vu la sphère religieuse et la sphère politico-administrative se rencontrer régulièrement. Le dialogue qui s’est installé a accéléré un rapprochement déjà à l’œuvre, et il a permis à la fois une meilleure compréhension mutuelle et un ajustement réciproque aux usages du nouveau partenaire. L’innovation qui se joua ainsi dans des échanges de courriers et de coups de téléphone, et plus encore dans des contacts interpersonnels à l’occasion de réunions de travail, échappa à la masse des fidèles. Peu visible, cette innovation n’en était pas moins significative d’une recomposition de la culture laïque autour de pratiques collaboratives éloignées de la logique séparatiste qui avait présidé à la configuration de la laïcité française de 1879 à 1905.

footer-script