Juin 01 - Marine Crubilé - Université Bordeaux Montaigne

L'art contemporain ou le fétichisme du lucre

Doctorante: Madame Marine CRUBILE

 

Lieu et date:  Le 01 Juin 2018 à 14h00
Maison de La Recherche - salle des thèses (001)
Esplanade des Antilles
33600 PESSAC

 

Résumé: 


Deux choix s’offrent à l’homme de toute éternité pour ce qui est de l’organisation des relations avec ses semblables : coopérer en s’entraidant mutuellement ; jouer sa carte personnelle en se mesurant aux autres. La création artistique est toute entière tournée vers le premier de ces comportements. Le capitalisme encense le second d’entre eux. Le développement constant du capitalisme depuis plus de deux siècles ne peut donc se traduire que par un racornissement du lien social. C’est l’atteinte que génère, dans le domaine de la création contemporaine, la marchandisation de l’art. Elle s’est traduite par une dérive de la collection, ainsi que par un assujettissement de la valeur de l’art au capitalisme.
L’évolution du comportement des collectionneurs témoigne du fait que les motivations de certains d’entre eux tendent aujourd’hui à s’égarer. A priori aussi ancienne que l’humanité, ce qui augure de son importance pour l’homme, la collection constitue un instrument de plaisir. Avec l’apparition et le développement des sociétés organisées s’y est joint un rôle d’instrument de reconnaissance en tant que membre d’un groupe social. Aujourd’hui, il semble que certains « collectionneurs » d’art contemporain y voient désormais l’occasion d’asseoir leur notoriété.
La capacité de percevoir l’intérêt d’une oeuvre d’art était, sous l’Ancien régime, réservé à une petite élite. En provoquant l’effondrement de ce système sur le sol français, la Révolution française a initié une évolution du critère d’évaluation des oeuvres d’art dont l’aboutissement est de permettre à tout un chacun de se donner les moyens d’accéder au plaisir esthétique au moyen d’une passion pour l’art qui se nourrit de la connaissance. Pour nécessaire que soit cette évolution, elle peine à se faire en raison de l’existence de freins au changement, dont notamment des résistances liées à la force d’inertie du système académique des Beaux-arts.
Dans l’intervalle d’un siècle et demi nécessaire à la maturation du processus d’émancipation du critère de valeur de l’oeuvre d’art, le goût du lucre s’est insinué dans cette appréciation au travers du recours à l’attribution. Il a eu, ce faisant, tendance à réduire, aux yeux de nombreux collectionneurs, la valeur à la valeur marchande. Cette attention excessive accordée à l’authentification s’est développée durant toute la seconde moitié du dix-neuvième siècle et
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l’essentiel du vingtième siècle. Les faiblesses et les failles de l’authentification ont été minorées.
Egarement des motivations des collectionneurs, difficulté pour le critère d’évaluation des oeuvres d’art à effectuer une mue nécessaire, contamination du processus d’appréciation de la valeur d’une oeuvre d’art par le goût du lucre : Voici les trois poisons qui ont égaré l’esprit des collectionneurs et assujetti la valeur de l’art au capitalisme.
C’est dans l’entre-deux-guerres que le critère de l’authentification, après avoir pris le pas sur celui de la valeur esthétique dans le dernier quart du siècle précédent, s’est généralisé. En devenant, une fois la guerre terminée, la norme de référence, il a consacré l’avènement du système marchand né au début du dix-neuvième siècle. Faute de trouver un point d’équilibre, les processus à l’oeuvre dans ce cadre se sont progressivement radicalisés, ce qui a conduit à une absurde promotion de la cote au rang de parole d’évangile.
Au lendemain de la guerre, le système marchand s’est radicalisé de manière pathogène, ce qui a entraîné une désagrégation progressive du marché de l’art. La politique d’hégémonie culturelle des USA et les bouleversements de fortune consécutifs au conflit vont aiguiser les appétits des intermédiaires. Pour satisfaire les désirs d’argent des affairistes, il fallait sécuriser la valeur marchande des oeuvres, c’est-à-dire diminuer l’incertitude pouvant affecter leur prix au fil du temps. C’est ce besoin pressant qui est à l’origine de l’invention de la notion de cote, puis de sa promotion malvenue au rang d’oracle incontestable. Au cours du dernier quart du vingtième siècle, à la suite d’une crise boursière ayant entraîné des transferts massifs d’argent d’un marché à l’autre, la recherche de profits chimériques finit par générer la formation et l’éclatement d’une bulle spéculative.
Son explosion déclencha, dans les années 1990/1991, une crise durable sur le marché de l’art contemporain. Cette phase de tâtonnements et d’interrogations se prolongea quasiment jusqu’à la fin de la décennie. L’éclaircie vint de l’arrivée sur le marché de nouveaux collectionneurs d’envergure internationale, issue pour l’essentiel de Russie, puis progressivement d’Asie. Une nouvelle crise monétaire finit par générer l’apparition d’une seconde bulle spéculative centrée sur le marché de l’art contemporain. Après avoir atteint son apogée en 2008, celle-ci explosa à son tour la même année. Malgré une chute sévère, cette nouvelle crise fut rapidement surmontée, ce sans période de gel des achats.
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Cette marchandisation de l’art ne bénéficie pas à l’ensemble des artistes vivants. Elle fait, de plus en plus, dépendre la notoriété de ceux-ci, et corollairement leur réussite financière, du bon vouloir de grands collectionneurs qui se considèrent comme des « faiseurs de rois », attitude qu’ils partagent avec un certain nombre d’intermédiaires. La multiplication de ces intermédiaires, aggravée par l’avidité de certains d’entre eux, réduit trop souvent l’artiste à la portion congrue des bénéfices, alors même que son activité créatrice en est la source première.
La radicalisation du système marchand, source de l’invention et de la promotion de la notion de cote, s’est traduite par une désagrégation du marché. La recomposition, toujours en cours, du marché de l’art contemporain s’accompagne d’une course aux profits qui nuit aux artistes. Faut-il en déduire que la marchandisation de l’art va réduire à néant le primat de l’approche esthétique sur l’approche marchande ? Non, car il est dans la création artistique une singularité qui n’est pas réductible par le capitalisme. Elle se manifeste par le triple jeu de l’artiste d’art contemporain et par une transsubstantiation dont l’explication échappe pour partie à la raison.
Si la plupart de ceux qui aspirent à vivre de leur art se noient dans les flots impétueux de la marchandisation actuelle de l’art, quelques têtes surnagent néanmoins. Ce sont celles de ceux qui maîtrisent tous les arcanes du spectacle qu’offre le marché de l’art contemporain.
C’est, sans surprise, à l’aune de leurs pratiques que le marché de l’art récompense les artistes d’art contemporain. Ceux qui lui semblent favoriser son développement sont ceux qui bénéficient des retombées financières les plus importantes. Il est possible de distinguer, parmi ces artistes adoubés par le marché, ceux qui recourent à des pratiques entrepreneuriales directement inspirées de celles des sociétés multinationales et ceux dont l’activité créatrice se concentre sur des mécanismes de production qui tendent à rapprocher l’art du design et du luxe. Mais le marché se caractérise également par sa nature englobante qui le conduit à tenter d’intégrer des pratiques artistiques qui tranchent, par leur « misérabilisme », avec l’ostentation qui constitue son ordinaire.
Surnager dans les flots du marché de l’art contemporain est affaire pour l’artiste de maîtrise. Pour parvenir au succès, il lui faut apparaître en pleine lumière. L’aboutissement du geste créateur par la divulgation de l’oeuvre au public ne suffit pas pour devenir un artiste à succès. Pour parvenir à cette plénitude, il faut maîtriser la communication de l’oeuvre au moyen des
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outils et des voies d’aujourd’hui, mais aussi investir les biennales et les foires et s’inviter dans les institutions.
Débauché et viveur, le capitalisme partage le luxe de ses fêtes avec certains artistes et offre à d’autres les reliefs de celles-ci. Les artistes contemporains ont appris à se tenir en pleine lumière pour profiter de ces agapes. Ils doivent se garder de se laisser aller à l’ivresse corruptrice. Luxe, lux et luxation sont les trois axes de leur vade-mecum.
Pour clinquants qu’ils soient, les ors du marché de l’art dissimulent mal la vacuité d’un capitalisme déshumanisant. OEuvre d’art et valeur marchande de l’art cheminent désormais main dans la main. Elles ne marchent pas pour autant de pair. La marchandisation, parée des brillants atours des prix record, semble mener le bal. Mais, pour qui sait regarder au-delà des apparences, cela n’est que saupoudrage déshumanisant d’illusions. Le succès persistant de cette l’illusion ne s’explique que par le pouvoir du fétiche. Ce pouvoir a toutefois ces limites et il les trouve dans sa confrontation à l’acte de création.
En rabaissant l’oeuvre d’art au rang de simple objet de convoitise mercantile, le capitalisme la rapproche du fétiche qui réifie la croyance de certains hommes en un pouvoir d’origine « divine ». Cette convergence n’a pas manqué d’attirer l’attention, mais son étude montre que, si proximité il y a, celle-ci est plus dans l’analogie entre procédés à l’oeuvre que dans le partage d’une même essence. La valeur de l’art est ailleurs. Elle tient au passage d’un élan vital entre êtres humains qui s’oppose irréductiblement au mercantilisme. Le processus de déshumanisation de la marchandisation est contrebalancée par la transmutation du don par le geste créateur. Celle-ci repose sur le pouvoir de contagion de la croyance en l’autre.
Si l’éclat de la marchandisation n’est qu’illusion du veau d’or, mirage qui s’évanouit dès que l’esprit l’effleure, la transmutation du geste créateur via le don est bien réelle. L’insaisissable légèreté de l’oeuvre qui en découle témoigne du fait que la marchandisation de l’art est contrebalancée par l’eccéité de la création artistique, qui préserve le primat de l’esthétique.

 

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