Oct 28- Elsa Clavel - Université Bordeaux Montaigne

La faculté des lettres de Bordeaux (1886-1968). Un siècle d'essor universitaire en province

Doctorante: Elsa Clavel

 

Date: 28 octobre 2016 à 14h30
Lieu: Université Bordeaux Montaigne
Maison de la Recherche-salle des soutenances
33600 Pessac

 

Résumé:

Si l'université de Bordeaux pour l’époque contemporaine, est fondée, avec quatorze autres, par la loi du 10 juillet 1896, chacune des facultés qui la composent, possède déjà une identité propre et affirmée. Parmi les quatre facultés de l'université bordelaise, celle des lettres peut s'honorer d'être, aux XIXe et XXe siècles, le plus vieil établissement à porter le nom de « faculté » à Bordeaux. Un décret de 1808, crée, en effet, à travers le pays, vingt-sept facultés des lettres et des sciences près de chaque lycée du chef-lieu d'une académie. À Bordeaux, seule la faculté des lettres fonctionne alors. Supprimée en 1816, elle est rétablie avec celle de sciences par deux ordonnances de 1838. Mais les facultés provinciales ne sont alors, comme l’indique Françoise Mayeur, que de « simples machines à examens ». Même si une volonté réformatrice apparaît dès le Second Empire, ces dernières n'entament de profonds changements qu'avec la Troisième République. A Bordeaux, les premiers fruits d'une collaboration entre l'Etat et la municipalité aboutissent à la construction du « Palais des Facultés » - actuel musée d’Aquitaine - achevé en 1886 dans lequel s’installent les deux facultés de lettres et des sciences de Bordeaux. Après Grenoble, mais avant Paris, Toulouse, Lille ou Lyon, il marque concrètement dans l’espace urbain, au centre-ville, les aspirations et les ambitions des réformateurs républicains en matière d’éducation. Et l’un de ses représentants les plus célèbres, « ancien bordelais», est présent lors de son inauguration le 17 janvier 1886 ; professeur de philosophie de la faculté des lettres de Bordeaux de 1874 à 1880, membre du conseil municipal de Bordeaux et adjoint au maire délégué à l’Instruction publique de 1878 à 1881, désormais devenu, depuis 1884, directeur de l’enseignement supérieur : Louis Liard. Le « Palais des Facultés » accueille et consacre un enseignement qui connaît déjà une émulation importante avec le début de la spécialisation des chaires et la création, par exemple, d’une des premières chaires de géographie en France en 1876. Jusqu’à la loi d'orientation de l'enseignement du 12 novembre 1968 ou « loi Edgar Faure », enseignants, enseignements, étudiants ne cessent de s’accroître au sein du « Palais des Facultés ». Des sources nombreuses, institutionnelles mais aussi constituées de témoignages d’acteurs de la faculté des lettres de Bordeaux en passant par les dossiers des étudiants, permettent de dresser quelques éléments de la vie d’une institution universitaire. Comment la faculté des lettres de Bordeaux s’inscrit-elle en tant que faculté provinciale dans les changements fondamentaux que connaît l’enseignement supérieur en France de la fin du XIXe siècle à 1968 ? Par quels acteurs, réalisations, la faculté des lettres de Bordeaux se singularise-t-elle ?

La Troisième République n'omet pas d'inclure, à partir de de la fin des années 1870, dans ses réformes de l'éducation, nécessaires à l'enracinement du nouveau régime, l'enseignement supérieur. Dans un cadre quasi-unique de 1886 à 1968 - le « Palais des Facultés », édifice imposant puis insuffisant - se met en place un véritable enseignement supérieur. En 1890, la faculté des lettres de Bordeaux compte neuf chaires, en 1968, trente-quatre, ce qui correspond pratiquement à un quadruplement sur près de quatre-vingt ans. La diversification est particulièrement forte à la fin du XIXe siècle, puisqu’en 1900 quinze chaires sont recensées. Pendant cinquante ans, leur nombre reste stable. Puis une très forte accélération s’opère au cœur des Trente Glorieuses et de la massification de nombre d’étudiants. Le développement d'une gamme plus complète d'enseignements est réel. La faculté des lettres de Bordeaux acquiert ainsi une certaine spécificité au cœur d’un mouvement national : l’innovation de la « science sociale » avec Emile Durkheim, l’essor de la géographie coloniale en sont quelques exemples. L’observation des examens ou concours préparés mais aussi de l’organisation et les types de cours mis en place au sein de la faculté des lettres de Bordeaux montre qu’un cursus universitaire complet et enrichi progressivement est fondé. Sans être original dans le panorama universitaire national, celui-ci n’en présente pas moins des spécificités liées à la situation géographique de la ville, aux impulsions des municipalités et du conseil de l’Université ou à des initiatives personnelles. En plus de la diversification et de l’innovation, la spécialisation régionale ou coloniale en collaboration avec la ville de Bordeaux, la Chambre de commerce montre la volonté d’ouverture disciplinaire de la faculté des lettres de Bordeaux, mais aussi sa détermination d’ouverture vers les acteurs locaux. Près d’un siècle plus tard, au cours des années 1960, la faculté des lettres de Bordeaux se distingue encore avec l’écriture d’une histoire de Bordeaux sous la direction de Charles Higounet, inédite alors pour une métropole en France et en Europe.

Ceux qui font vivre le « Palais des Facultés », enseignants et étudiants sont de plus en plus nombreux et gagnent en près d’un siècle en diversité. De la fin du XIXe siècle à 1968, la faculté des lettres de Bordeaux correspond à une élite. Les enseignants surtout, les « lettrés de la République » ainsi dénommés par Jean-François Condette, mais les étudiants aussi, constituent par leur situation intellectuelle, leur formation, comme leur position de la société, une minorité d’hommes globalement privilégiés. Néanmoins, ils vivent des mutations profondes : de plus en plus nombreux, de plus en plus féminisés, de plus en plus divers. Si l’on peut utiliser le terme de modifications pour le corps universitaire, c’est plutôt celui de bouleversements qui sied aux étudiants de la faculté des lettres. Deux moments paraissent cruciaux. Les mesures républicaines et leurs conséquences statutaires, pédagogiques à la fin du XIXe constituent le premier d’entre eux. Le second correspond aux années 1950 et 1960 et se caractérise par une très forte augmentation des effectifs. La faculté des lettres de Bordeaux participe à ces ruptures. Une étude prosopographique distingue quelques caractéristiques d’un corps professoral, souvent passé par les grandes écoles, pour lequel la faculté des lettres de Bordeaux peut constituer autant un tremplin vers Paris que la réalisation d’une longue carrière universitaire. Ces hommes et ces femmes – rares - font de la faculté des lettres de Bordeaux un lieu d’innovation en province aux répercutions nationales dans le domaine de la sociologie d’Emile Durkheim à Raymond Boudon en passant par Gaston Martin, des langues vivantes avec Georges Cirot, mais aussi de l’histoire de Camille Jullian à André-Jean Tudesq en passant par Yves Renouard, Robert Etienne. Ceux-ci sont en contact avec des étudiants qui connaissent une double révolution celle de leur statut - ils « étudient », Antoine Prost évoque une « figure nouvelle », celle de « l’étudiant » - et du nombre. L’analyse des dossiers des étudiants montre, en effet, le mouvement de massification qui touche l’enseignement supérieur ainsi que sa féminisation et une relative diversification des origines sociales. Par ses mutations, le « petit monde »en empruntant l’expression à Jean-François Condette, de la faculté des lettres de Bordeaux traduit les évolutions propres à l’enseignement supérieur mais aussi celles de la société. Il ne peut donc aussi que vouloir s’y inscrire tout en reflétant les turbulences de l’histoire.

L’insertion de la faculté des lettres de Bordeaux dans son environnement et son temps se traduit par la participation plus ou moins prononcée aux grands débats et enjeux nationaux et une implication régionale et internationale indéniables. La faculté des lettres de Bordeaux, est, en effet, engagée dans les grands enjeux politiques, de l’affaire Dreyfus à Mai 68 tout en s’insérant au cœur de l’Aquitaine et en s’ouvrant au monde, plus particulièrement aux territoires d’outre-mer et de culture hispanique. Elle est donc un reflet de la démocratisation progressive de l’accès à l’éducation et de ses limites, mais aussi des changements structurels de la société française de la fin du XIXe siècle à 1968. Le « Palais des Facultés » fut marqué par les engagements du siècle, le combat pour la justice avec le doyen Paul Stapfer lors de l’affaire Dreyfus., le pacifisme avec le professeur Théodore Ruyssen, acteur des guerres en devenant le siège des ministères au début des deux conflits mondiaux. « L’affaire Dreyfus » montre l’implication des institutions dans le mouvement des idées, et les tensions qui peuvent en résulter auprès d’enseignants en pleine émulation intellectuelle au sein d’une faculté des lettres en développement. « L’affaire Ruyssen », en 1913, témoigne de l’influence de la parole d’un universitaire sur un sujet national et international, la paix, auprès d’étudiants bordelais dont la conscience politique collective est encore à des balbutiements. Les deux guerres mondiales sont les signes d’un engagement des maîtres et élèves, mais la faculté des lettres de Bordeaux est bien un résumé de l’unité apparente dégagée par la Grande Guerre et des déchirements de la Seconde Guerre mondiale. Le second vingtième siècle voit, enfin, l’émergence, dans la société, des étudiants dont une partie, certes minoritaire, mais forcément plus visible car les effectifs augmentent, milite. La colonisation, la décolonisation avec l’évolution des enseignements - la disparition du terme « colonial » - et les manifestations lors de la guerre d’Algérie, les transformations de la société dans les années 1960 avec Mai 68, entraînent des fractures, des débats parmi les enseignants et les étudiants. Les rapports de la faculté des lettres de Bordeaux avec le monde sont, enfin, indéniables depuis le début du XXe siècle et s’accélèrent en deux temps, durant l’entre-deux-guerres, puis à partir de la fin des années 1940. Qu’ils s’agissent des politiques institutionnelles, des mobilités enseignantes, des attributions de titre de docteurs honoris causa, l’aire de la faculté des lettres de Bordeaux s’accroît de manière concomitante avec l’extension des moyens de communications. L’Europe, plutôt anglo-saxonne et latine, mais aussi l’Outre-mer africain ou antillais, l’Amérique ont la préférence des enseignants de la faculté des lettres de Bordeaux qui doivent aussi faire face aux contraintes de politique internationale. A chaque fois, les objectifs premiers de l’enseignement supérieur mis en avant par les républicains - la formation et la recherche - sont présents, mais en filigrane dans ces moments qui dépassent le cadre de la faculté. Ils reviennent, cependant, au premier plan quand il s’agit de représenter une autorité scientifique au sein d’une région, de la création des Annales de la faculté des lettres de Bordeaux à celle de la fédération historique du Sud-Ouest, en passant par l’écriture de l’histoire de Bordeaux avec Camille Jullian ou Charles Higounet. L’échelle internationale n’est jamais oubliée que ce soit au début du XXe siècle avec l’attrait pour le monde hispanique et la fondation de l’Ecole des Hautes Etudes Hispaniques ou à la fin des années 1940 avec le dynamisme de l’Institut de géographie incarné par Louis Papy. Les mobilités enseignantes et étudiantes constituent un aspect de l’ouverture internationale de la faculté des lettres de Bordeaux qui s’accélère au cours du siècle.

Ainsi a pu se construire une histoire de la faculté de lettres de Bordeaux de 1886 à 1968 qui complète celle de François Cadilhon, Bernard Lachaise, Jean-Michel Lebigre intitulée Histoire d'une université bordelaise : Michel de Montaigne, facultés des arts, facultés des lettres (1441-1999) : la tempérance bordelaise s’y traduit-elle au cours d’un siècle d’essor universitaire en province ?  

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