Oct 24- Samuel Drapeau - Université Bordeaux Montaigne

L'église Saint-Michel, la fabrique d'un monument. Etude historique, artistique et archéologique de l'église Saint-Michel de Bordeaux

Doctorant: Samuel Drapeau

 

 

Date: 24 octobre 2016 à 13h30
Lieu: Université Bordeaux Montaigne
Maison de l'Archéologie-salle Pierre Paris
33600 Pessac

Résumé: 

L’église Saint-Michel de Bordeaux est la plus vaste église paroissiale du sud-ouest de la France. Les érudits locaux se soient intéressés à cet édifice dès la fin du XVIIIe siècle. Pourtant, l’église reste fort méconnue. Les sources sont rares avant le milieu du XVe siècle et elles concernent essentiellement le temporel foncier de la fabrique et celui du clergé paroissial. Les documents médiévaux les plus précieux sont les registres des confréries, certains testaments de paroissiens, quelques contrats d’engagement et des contrats à marché, et enfin le registre des dépenses de la fabrique de l’église pour les années 1486 à 1497.
Une église romane est probablement construite au milieu du XIIe siècle sur le puyaduy Sent Miqueu, butte naturelle située au sud de la ville, hors les murs, à quelques dizaines de mètres des rives de la Garonne. Cette église succède à un premier édifice cultuel mentionné au XIe siècle. L’église Saint-Michel, dont le statut d’église paroissiale n’est assuré qu’à partir de 1173, est alors sous la tutelle de l’abbaye bénédictine Sainte-Croix de Bordeaux. Au début du XIVe siècle, les bénédictins placent un vicaire perpétuel à la tête des chapelains qui composent le clergé de Saint-Michel. Le quartier s’est peuplé et est devenu un faubourg dynamique, enclos dans les remparts de la ville dans le premier quart du XIVe siècle. Les ports de la Grave et la Rousselle constituent la façade fluviale de la paroisse. L’activité qui en émane fait vivre de nombreux artisans, dont le travail est souvent lié à la production vitivinicole. Le port et le commerce enrichissent également les marchands du quartier de la Rousselle. Le statut de bourgeois, dont de nombreux Bordelais bénéficient, leur confère des avantages commerciaux et la possibilité de participer au gouvernement de la commune, la Jurade. Les marchands du quartier de la Rousselle, situé au nord de la paroisse Saint-Michel entre fleuve et marché, prennent progressivement à la fin du Moyen Âge la tête des institutions communales grâce aux alliances familiales. Ils vont jusqu’à constituer, à la fin du XVe siècle, une véritable oligarchie.
À mesure que la paroisse s’enrichit, le sanctuaire roman est jugé inadapté et est remplacé par une église gothique durant le XIVe siècle. Sa construction débute très certainement à la fin du premier quart de ce siècle, selon un volume architectural de type « halle ». On élève d’abord le chevet, pour lequel les maîtres d’œuvre s’inspirent de la modénature et de la sculpture monumentale développée dans le chantier de la cathédrale Saint-André, qui introduit à Bordeaux les formes du gothique du Nord de la France. De fortes analogies sont observables entre les chapiteaux rayonnants de l’église Saint-Michel et la façade et le portail nord de la cathédrale bordelaise. Il est fort possible que l’église-halle soit achevée aux environs de 1400, malgré un contexte économique et artistique jugé trop souvent défavorable par l’historiographie. Son plan, organisé par trois vaisseaux, chacun terminé par une abside, avoisinait les 50 mètres de long pour 25 de large. Au XIVe siècle, Bordeaux, ville méridionale, constitue la tête de pont de la couronne anglaise sur le continent ; toutefois, sur le chantier, les influences formelles sont françaises, et même normandes. La commande artistique des grands cardinaux d’Avignon, peu avant 1400, semble aussi influencer la construction de Saint-Michel.

L’église Saint-Michel fait rapidement l’objet d’un nouveau programme architectural. Il consiste à surélever le vaisseau central pour que l’édifice adopte un volume basilical, sans doute plus adapté aux revendications symboliques du clergé paroissial et des patriciens. Cette surélévation a déjà débuté lorsque la fabrique décide autour de 1440 d’implanter les façades des croisillons en avant d’un probable premier projet de transept.
À partir de cette date, les textes permettent de suivre l’avancée de la construction, ainsi que les forces créatrices à l’œuvre sur le chantier. La construction est dirigée par la fabrique, qui a le rôle de maître d’ouvrage. Son administration est confiée aux patriciens de la Rousselle. Ces mêmes patriciens sont très actifs dans les nombreuses confréries attestées dans l’église dans la seconde moitié du XVe siècle. Les sources permettent de renseigner leurs pratiques pieuses, mais aussi celles des autres groupes socioprofessionnels plus modestes. Se dessinent alors différents traits constitutifs de la religion civique à la fin du Moyen Âge.
Les chapelains de Saint-Michel desservent les nombreuses fondations pieuses des paroissiens. Ils célèbrent aussi les offices mis en place par les confréries de dévotion, qui siègent dans la chapelle funéraire du cimetière paroissial et dans les chapelles latérales construites progressivement autour du chevet et de la nouvelle nef. Les confréries sont des éléments de cohésion entre les morts et les vivants. Elles permettent également les échanges sociaux et les solidarités entre les différentes communautés paroissiales, puisqu’elles ont à charge le secours mutuel et une partie de l’assistance publique. Si les confréries ne paraissent pas directement participer au financement de la nouvelle église gothique, les patriciens qui les administrent, subviennent très largement à sa construction. Essentiellement au moyen de legs, ils dotent la fabrique de Saint-Michel d’un important patrimoine foncier et les fortes sommes d’argent qu’ils offrent confèrent à la fabrique une puissance financière comparable aux autres grands chantiers flamboyants du XVe siècle. Le clergé ne semble participer qu’à l’embellissement du sanctuaire, où l’on fait construire un chœur clos fermé d’un jubé. Malgré la présence de cet équipement, les chapelains de Saint-Michel n’ont pas le statut de chanoines, bien qu’ils soient en 1492 constitués officiellement en collège de 24 prêtres-bénéficiers, assistés par un bas-chœur dont l’effectif est difficilement quantifiable.
Le maître-maçon Jean Botarel est engagé par la fabrique en 1448, mais il est difficile de définir sa contribution au chantier flamboyant. En revanche, l’arrivée à la tête de l’œuvre de Saint-Michel en 1464 de Jean I Lebas, maître-maçon de Saintes, correspond à une grande activité sur le chantier. Lebas définit la marche à suivre pour l’accomplissement du transept et pour la réalisation de la nef. De même, il faut peut-être lui attribuer le voûtement du vaisseau central du chevet. Il met en place un programme architectural rationnel, dans lequel il donne à chaque type d’élément structurel un profil qui lui est propre. À partir de 1472, Jean I Lebas dirige le chantier de l’immense clocher-tour isolé, établi au-dessus de la chapelle funéraire du cimetière. Son fils Jean II Lebas lui succède comme maître d’œuvre des ouvrages de pierre vers 1479. Il achève le clocher-tour en 1492, sur lequel il continue d’intervenir régulièrement jusqu’en 1494. Il est probable qu’il faille attribuer à Jean II le sommet de la tour du clocher, les clochetons d’angle, l’étage dodécagonal et la flèche, ainsi que la troisième chapelle nord du chevet. On peut rattacher ce travail, par comparaison stylistique, à l’église Saint-Eutrope de Saintes, notamment à son clocher-tour. Ce grand chantier saintais est en partie financé par Louis XI. Il semble d’ailleurs que le père, Jean I Lebas, ait des rapports privilégiés avec le roi Louis XI dès la décennie 1440, au cours de laquelle il a probablement travaillé aux réparations de l’église souterraine de Saint-Eutrope de Saintes. Il faut également envisager la participation de Jean I au premier chantier flamboyant de la cathédrale Saint-Pierre de Saintes, vers 1450. De fortes ressemblances formelles s’observent entre le portail sud de Saint-Michel et le portail ouest de Saint-Pierre de Saintes, mais également entre les clochers, les culées d’arcs-boutants, les gargouilles, les pinacles pivotés animant les contreforts ou le développement des tourelles de ces deux églises. Ainsi, la culture artistique des Lebas et leur maîtrise technique rayonnent aussi bien à Saint-Michel de Bordeaux que dans plusieurs grands chantiers flamboyants de Saintonge. Plus largement, les formes développées par ces maîtres-maçons se rattachent à la production architecturale flamboyante parisienne et normande et aux chantiers financés par le roi, notamment entre Orléans et Tours. Les grands clochers-tours qu’ils érigent auront une certaine postérité dans l’ouest de la France. Aucun d’entre eux n’égale cependant celui de Saint-Michel de Bordeaux, qui est peut-être en 1492 le plus haut clocher du royaume. Sa construction hors norme est d’ailleurs très bien renseignée. La documentation livre de précieuses indications sur la résolution des défis imposés par la construction à grande hauteur.
L’église est progressivement achevée, au cours du XVIe siècle, par des maîtres locaux qui perpétuent le programme établi par Jean I Lebas. Le style flamboyant mis en œuvre est très sobre, et conserve une forte esthétique murale. À l’extérieur, les pignons isolés et la toiture basse couverte de tuiles du vaisseau central montrent l’adaptation d’un modèle architectural septentrional à la culture matérielle méridionale.
Les maîtres-maçons Maubrun père et fils se succèdent pour achever la construction à l’ouest vers 1560. Ils n’utilisent cependant que de rares éléments décoratifs antiquisants. La continuité stylistique semble leur être imposée par la fabrique. En effet, c’est encore la sobriété qui règne dans la restauration de la façade nord endommagée par un incendie peu avant 1520. Pourtant, la fabrique fait alors appel à un artiste de grand talent, qui maîtrise parfaitement le vocabulaire décoratif flamboyant et antiquisant. Le maître à qui nous pensons pouvoir attribuer cette œuvre est Imbert Boachon, qui serait intervenu à Saint-Michel entre 1517 et 1524. Originaire de Bourgogne, il est maître de la cathédrale de Bordeaux avant d’être engagé par les paroissiens de Saint-Michel sur leur chantier paroissial. Il reprend en sous-œuvre le portail nord, retaille probablement une partie de l’élévation de la façade et lui intègre une rose qui s’inspire de prestigieux modèles parisiens, Saint-Germain-l’Auxerrois et la Sainte-Chapelle de Vincennes. À partir de 1524, il semble avoir quitté Bordeaux puisqu’il travaille dorénavant pour des particuliers à Avignon.
L’étude de l’église Saint-Michel de Bordeaux est compliquée par de nombreuses restaurations au cours des siècles qui ont modifié la morphologie de l’édifice. De premiers travaux sont entrepris à la fin du XVIIe ou au début du XVIIIe siècle, à la suite de la chute du clocher de charpente surmontant la croisée. Au milieu du XIXe siècle, s’ouvre d’abord le chantier de l’isolement de l’église, puis celui du percement des salles semi-souterraines sous le chevet. L’état de ce dernier nécessite quelques années plus tard sa reconstruction. Le clocher isolé est également en mauvais état et, au cours de la décennie 1860, la restitution de la flèche envisagée par Paul Abadie se transforme en rénovation complète et complexe du clocher-tour. Ces interventions du XIXe siècle sont d’autant plus dommageables pour l’étude du bâti médiéval que les représentations iconographiques de l’édifice avant restauration sont extrêmement rares. La silhouette de l’église Saint-Michel et sa relation à son espace sont radicalement modifiées.
Ainsi, selon une vision organique de l’objet architectural, nous suivons les mécanismes de l’élaboration artistique et matérielle de l’œuvre médiévale et les charges symboliques qu’elle incarne. L’église Saint-Michel se présente comme le produit de la fabrique urbaine, de la piété, des solidarités et de la culture artistique à Bordeaux à la fin du Moyen Âge. Plus tard, au début de la seconde moitié du XIXe siècle, elle devient le témoin et l’objet de la mise en scène patrimoniale et de l’application des doctrines de la restauration monumentale.

 

 

 

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