La science et le mythe. Les Gaulois, les ancêtres de tous les Français ? - Université Bordeaux Montaigne

Tribune libre

La science et le mythe. Les Gaulois, les ancêtres de tous les Français ?

Vercingetorix à Alesia - Wikimedia Commons

Tribune libre d'Alexis Gorgues

Maître de conférences en Archéologie Protohistorique, à l'Université Bordeaux Montaigne - UMR 5607 Ausonius

Manipuler l’histoire pour en extraire un mythe fondateur et identitaire : c’est une démarche dans laquelle de nombreuses nations se sont engagées par le passé, y compris la nôtre. Une statue de Vercingétorix avec les traits de Napoléon III et une panoplie évidemment étrangère à un Gaulois abaisse toujours son regard farouche vers le visiteur du site de la bataille d’Alésia. Qu’il y fut définitivement défait par Jules César ne semble pas entamer sa morgue immortelle, ou du moins celle qui lui a été attribuée par le sculpteur Aimé Millet. Un Arminius statufié, l’Hermann de la geste nationaliste allemande, marque l’emplacement supposé  de la bataille –ou plutôt de l’embuscade- du Teutoburg, au cours de laquelle furent défaites les légions de Publius Quinctilius Varus, en 9 ap. J.-C. Au moins les Allemands ont-ils pris soin d’associer leur héros national à une victoire… même si l’on sait aujourd’hui que les combats se sont déroulés à plusieurs kilomètres d’où s’élève le monument. Même sans aller jusqu’à évoquer les statues des empereurs romains de la via dei Fori Imperiali, à Rome, datées en années à partir du début de l’ère fasciste (ano X a fascibus renovatis, dans le cas de celle de César), on peut souligner le caractère artificiel d’une telle démarche. Dans cette optique, l’important n’est pas le passé, sa réalité, mais plutôt le potentiel narratif qu’il recèle, sa capacité à alimenter un récit national qui, s’il peut parfois être fédérateur, n’en reste pas moins largement fictif.

Ces personnages dont on a fait des héros nationaux ont entraîné derrière eux des millions d’hommes, ceux-là mêmes qui s’entre-tuèrent sur les champs de bataille des deux Guerres Mondiales, sans parler de ceux qui furent purement et simplement exécutés. La grande boucherie du 20e s. a appris aux archéologues et aux historiens la prudence. On ne modèle pas impunément les identités collectives, les récits nationaux sont des armes de guerre d’une efficacité redoutable. On n’a jamais autant invoqué les Gaulois qu’entre 1871 et 1914, jamais autant les Germains que dans les années 1920-1930.

Quand l’archéologue que je suis entend les déclarations de M. Nicolas Sarkozy appelant à l’assimilation par l’adhésion à un récit national fictif, celui où les ancêtres de tous les Français seraient les Gaulois, et Vercingétorix en particulier, il ne peut qu’être abasourdi.

« Au moment où vous devenez Français, vos ancêtres, ce sont les Gaulois et c’est Vercingétorix [sic] ». Discours de Franconville, 19 septembre 2016.

On ne saurait accepter de nos jours la reconstruction d’un récit national fictif, et encore moins le fait qu’il soit imposé comme une idéologie officielle à la totalité des citoyens de notre pays. Être Français, être citoyen de la République française, est un statut, pas une identité. L’identité est une réalité fluctuante, qui se décline de l’individuel au collectif. Le problème est que ces traits d’identité rentrent aujourd’hui mal dans le cadre contraint des frontières nationales. La langue française, qui n’est pas du Gaulois, est partagée par une communauté dont l’extension va bien au-delà de la communauté nationale. Notre culture matérielle, quant à elle, est complètement supranationale. Quant aux multiples identités qui parcourent notre société, il ne suffirait pas des quelques lignes présentées ici pour les analyser. Disons juste que l’identité, ça ne se décrète pas dans une démocratie, ça se vit. Décréter une identité, définir ce que serait un bon Français, reviendrait de fait à décréter aussi ce que serait un mauvais Français, et à faire se fissurer encore plus la cohésion d’une société mise à mal, d’une part par des tensions sociales et sécuritaires, d’autre part par la perpétuelle invention de faux problèmes à laquelle elle est confrontée.

Qui sont donc ces héros identitaires de M. Sarkozy ? Les Gaulois n’ont jamais été une nation. « Gaulois » est le nom que les Romains donnaient collectivement à un ensemble de peuples occupant par ailleurs un espace bien plus vaste que la France actuelle (il y en avait en Italie du Nord, par exemple) et ne partageant pas forcément la même langue ou les mêmes coutumes. Ces peuples, ou plutôt une partie d’entre eux, n’ont connu qu’une très brève époque de solidarité politique –d’ailleurs très imparfaite-, pendant quelques mois, à la toute fin de la Guerre des Gaules. Pendant l’essentiel de leur trajectoire historique, ils semblent avoir été en compétition mutuelle et soumis à de fortes tensions internes liées à l’omniprésence de la lutte pour le pouvoir au sein de leurs élites. Rechercher une identité commune là où il n’y a dès l’origine qu’une pluralité d’identités est un exercice vain. L’inventer puis l'imposer comme un fait est un mensonge. Mentir à ce point à la population, pour en structurer les modes de pensée, est de la propagande. Utiliser l’archéologie et l'histoire comme armes de propagande a déjà été fait. Cela ne doit pas se reproduire.

Au-delà de l’artifice d’une vision téléologique qui reviendrait à décréter les Gaulois comme nos ancêtres parce que nous habitons globalement au même endroit qu’eux, chercher une identité historique commune à tous les Français revient au mieux à se poser un faux problème, et au pire à les manipuler. Notre identité collective est conditionnée par notre communauté de destins, pas par celles de nos racines, réelles ou fictives. Cette idée n’est guère nouvelle, puisqu’elle est au cœur des récits de fondation de Rome elle-même. Depuis que je suis en âge de supporter un discours politique, j’entends parler de recherche des racines. Il y a eu les racines chrétiennes de l’Europe, ses racines grecques, et maintenant, ou plutôt de nouveau, les racines gauloises de la France. Aucun arbre qui n’aurait qu’une racine ne saurait pousser haut, et ceux qui ont des branches hautes et solides sont aussi ceux qui ont des racines entremêlées, nombreuses et diverses, parcourant le sol en fonction d’innombrables trajectoires, souvent d’apparence aléatoire. Une nation moderne a mille racines, et c’est là sa force.

Le travail de l’archéologue, celui de l’historien, est d’explorer ce réseau tortueux que dessinent les trajectoires des sociétés humaines dans le temps, et d’en rendre compte à ses contemporains, pas de le redessiner à sa convenance pour arriver à une mystification servant un projet politique. Comme bien d'autres, les Gaulois font partie de notre passé, et ils ont joué un rôle de premier plan dans l’histoire de leur temps. Mais ils ne sont pas nos ancêtres, à part si nous le décrétons ainsi.

Les recherches d'Alexis Gorgues

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