Juin 02 - Manuel Padilla Moyano - Université Bordeaux Montaigne

Analyse diachronique du dialecte souletin: XVIème-XIXème siècles

Doctorant: M. Manuel Padilla Moyano

 

 

Date: 02 Juin 2017 à 10h00
Université du Pays-Basque
Vitoria-Gasteiz

Résumé:

1. Justification
Durant ces dernières dizaines d’années, les études sur les anciens dialectes alavais (Michelena 1958 ; Knörr & Zuazo 1998 ; Zuazo 1989a et, surtout, Lakarra 2004) et biscayen (Lakarra 1983 & 1996) se sont avérées cruciales concernant la connaissance et la compréhension du passé de la langue basque dans son ensemble. Géographiquement opposés, les dialectes basques orientaux —notamment l’ensemble roncalo-souletin— dénotent une forte tendance archaïsante qui rend nécessaire la recherche diachronique sur ces dialectes, dans les lignes des travaux de Camino (2008 & 2011) ; c’est précisément dans cette zone que se situe notre sujet d’étude.
Par ailleurs, avant d’aborder le passé lointain du basque oriental, il fallait d’abord entreprendre la description de sa période historique : l’examen exhaustif des témoignages écrits offre une base plus solide pour développer ensuite des recherches sur les périodes antérieures pour lesquelles nous n’avons pas de témoignage direct (Michelena 1963 : 15). Le souletin est, sans aucun doute, le principal dialecte parmi les parlers orientaux disposant de témoignages écrits dans le passé. Même si la dialectologie actuelle préfère parler de distribution géographique des traits linguistiques plutôt que de limites entre dialectes, Nous ne pouvons pas faire abstraction du fait que, depuis l’acte constitutif de la dialectologie basque (Bonaparte 1869) jusqu’à la proposition de Zuazo (1998), le basque de Soule a toujours bénéficié d’une considération dialectale différenciée. Les raisons en sont, d’une part, son identité fortement marquée, et de l’autre, une remarquable unité intérieure.
Grâce au caractère relativement précoce des témoignages et à leur continuité temporelle, le caractère prioritaire du souletin dans l’étude diachronique du basque oriental est indéniable. Rappelons la date du premier livre souletin, parut en 1666, et aussi qu’il existe une correspondance officielle transfrontalière entre les vallées de Soule et de Roncal datant de 1616. Par ailleurs, les proverbes de Jacques de Béla, Bertrand de Sauguis et Arnaut d’Oyhenart, recueillis au XVIIe siècle, témoignent souvent d’un type de langue plus ancien. Ainsi, l’histoire du dialecte souletin est relativement bien documentée depuis le XVIe siècle. De plus, il convient de souligner l’hétérogénéité des témoignages écrits en souletin : textes religieux, administratifs, proverbes, chants populaires, sans oublier le corpus exceptionnel du théâtre populaire.
2. Objectifs
À vrai dire, on a beaucoup écrit sur le basque souletin. Cependant, aucune étude systématique n’a jusqu’à présent été menée à partir de la connaissance profonde des textes anciens ; c’est d’ailleurs l’objectif de cette thèse. Sur ce point, il nous faut expliquer que l’objet principal de cette thèse ne vise pas à éclaircir la première fragmentation du Basque Unifié Ancien (Mitxelena 1981), mais plutôt à examiner avec soin le corpus souletin. Notre axe de recherche pourrait s’articuler ainsi :
1.    La description de l’évolution historique du basque souletin, spécialement au niveau morphosyntaxique.
2.    L’examen de la tradition écrite du souletin, en prêtant attention aux facteurs qui ont contribué à en faire une langue littéraire.
3.    La reconstruction d’états de langue antérieurs à la période historique.
4.    L’identification et l’explication des phénomènes de contact linguistique.
Nous constatons enfin que lorsqu’il est question d’histoire de la langue, nous avons, nous bascologues, trop souvent été tentés de regarder les sources les plus anciennes, en négligeant celles plus contemporaines. Aussi, si Lafon souligna la nécessité d’étudier les textes du XVIIe siècle (1949), nous avons pris le soin d’étendre notre champ de recherche aux périodes plus récentes. C’est justement là —en toute modestie— que réside le point le plus ambitieux de notre recherche : l’examen systématique non seulement des témoignages les plus anciens, mais aussi des textes des XVIIIe et XIXe siècles.
3. Méthodologie
3.1. Travail philologique
Cette thèse vise à décrire le passé d’un parler ; elle s’appuie donc sur les méthodes relatives à la linguistique diachronique et à la philologie. À cet égard, nous avons mené un travail en deux phases différenciées : 1) le travail philologique ; et 2) le travail linguistique.
En ce qui concerne : l’aspect philologique, nous avons eu recours aux sources documentaires anciennes du basque souletin. Cela nécessitait d’ailleurs un travail considérable, étant donné que la plupart des textes n’étaient pas même édités. De plus, la connaissance antérieure de ce corpus laissait à désirer : la connaissance des textes, des éditions et les examens linguistiques étaient insuffisantes.
En conséquence, notre première mission a consisté à définir et à constituer le corpus. Il a ensuite fallu retranscrire la majorité des textes, tout en veillant à ce qu’ils soient fidèles autant que possible aux originaux. Bref, nous nous sommes appliqués à exécuter un travail philologique, au sens strict.
Quant aux limites du corpus, les premiers textes souletins délimitent l’ouverture de la période étudiée, l’émergence du dialecte moderne modelé par les normativistes du XIXe s. marquant la fermeture. Le résultat en a été un corpus qui embrasse la plupart des sources imprimées entre 1657 et 1873, en plus d’une sélection représentative des témoignages de la tradition populaire souletine. Par ailleurs, grâce à ce travail philologique préalable à l’examen linguistique des textes, la connaissance et l’accès aux textes du corpus du basque souletin se sont sensiblement améliorés. Aussi, nous espérons que notre travail portera ses fruits les années à venir.
Nous aurions pu formuler le sujet de cette manière : Histoire du basque souletin à travers ses textes, le mot histoire faisant référence à la période de la langue pour laquelle nous disposons de documentation écrite en quantité assez importante. Toutefois, nous voudrions éviter toute ambigüité relative au type d’histoire envisagée : cette thèse a la volonté de se centrer sur l’évolution du dialecte souletin en partant de l’analyse diachronique d’un ensemble de traits linguistiques choisis. En d’autres termes, notre approche concerne l’histoire interne de la langue, et ne vise pas à établir son évolution en fonction des locuteurs ou des événements politiques et socio-économiques qui l’auraient influencée (histoire externe).
3.2. Travail linguistique
Une fois l’étape préliminaire accomplie, nous avons été en mesure d’entreprendre la description linguistique du corpus. Cette seconde phase se compose en six étapes : i) le choix des caractéristiques linguistiques à analyser ; ii) le répertoire de la connaissance actuelle sur chacune de ces caractéristiques linguistiques ; iii) l’exploitation du corpus ; iv) la comparaison avec d’autres parlers ; v) la conversion en tableaux des données ; et vi) leur explication.
La plupart des variables choisies ne font pas un avec les limites géographiques du Pays de Soule, car ils répondent à des isoglosses à des extensions diverses. Sur le plan diachronique, la nature des traits est également multiforme : nous constatons des archaïsmes datant du Basque Unifié Ancien (alentours du VIIe siècle), des choix anciens, et des innovations à date ancienne ou moderne, tantôt à succès, tantôt échouées. Le souci d’amplitude appliqué à la constitution du corpus concerne également les traits linguistiques, objets d’analyse : au total, nous avons étudié un ensemble de presque soixante éléments linguistiques concernant tous les niveaux de la langue —sauf le lexique—. Cet ensemble de traits linguistiques nous aide à mettre en lumière l’évolution du basque souletin et, dans une certaine mesure, celle des dialectes orientaux. Pour cela, notre examen a toujours tenu compte des axes diatopique et diachronique.
Afin d’éviter le risque de tomber dans une sorte d’impressionisme, chaque variable a été étudiée de façon exhaustive, prenant en compte le nombre d d’apparitions, leur poids, les pourcentages de distribution des variables en compétition, etc. Cette méthodologie quantitative a toujours été subordonnée à des critères qualitatifs, compte tenu du fait que tous les traits linguistiques n’ont pas la même importance, ni la même fréquence ; il en va de même pour les témoignages, car ils n’ont pas tous la même portée.
Quant à l’interprétation des données du corpus, nous avons eu recours aux outils les plus habituels de la linguistique générale contemporaine. Lorsqu’il s’agit de dévoiler le passé d’une langue sans parent connu, la comparaison interne, la typologie et la théorie de la grammaticalisation constituent des outils précieux, dont la nécessité a été bien intériorisée par la bascologie des dernières dizaines d’années (Lakarra 1995, 2006a, 2006b, 2008a et suivants; Martínez-Areta 2009 ; Igartua 2002 ; Mounole 2012 ; Manterola 2015). À ces trois instruments d’analyse nous en avons ajouté deux autres : d’une part, la connaissance des phénomènes de contact linguistique, dont la bibliographie des dernières années donne une idée de la vitalité du domaine (Matras & Sakel 2007a ; Comrie 2008 ; Sigmund & Kintana 2008 ; Laakso 2012 ; Gardani, Arkadiev & Amiridze 2014, etc.) ; d’autre part, la sociolinguistique historique (Schneider 2002 ; Hernández-Campoy & Conde-Silvestre 2012 ; Schendl 2012), et plus précisément vers l’approche dite histoire de la langue « par le bas » (language history ‘from below’ ; cf. Elspaß, Langer, Scharloth & Vandenbussche 2007 ; Elspaß 2012 ; van der Wal & Rutten 2013), qui privilégie les textes écrits par des personnes « peut lettrées » comme les sources les plus fiables pour l’histoire de la langue. L’idée était présente dans les travaux de dialectologie historique de Camino (2003 ; 2009a: 313-318), qui souligne la tendance de certains types de textes à refléter des traits « translectaux », tandis que d’autres restent plus rattachés à une variété locale quelconque.
Une fois retracé le devenir historique de tous les traits linguistiques analysés et expliqués —et parfois aussi la reconstruction de leur passé préhistorique— nous sommes en mesure d’offrir une vision complète de l’évolution historique du basque souletin, ainsi que la direction des changements subis.

4. Conclusion
Nous avons tenté de répondre à une question difficile et complexe qui, de plus, renferme l’objectif et but ultime de cette thèse : quelle a été l’évolution du basque souletin durant les derniers siècles ? Avant d’aborder la réponse, il convient que nous fassions abstraction de la phonologie, non seulement parce qu’elle n’a été que très partiellement abordée dans notre étude, mais surtout parce que, d’une part, les sons constituent le niveau de la langue le plus superficiel et, d’autre part, l’aspect phonologique du basque souletin est demeuré stable du moins depuis le XVIIe siècle (cf. Agirre 2001b). À ce titre, pendant la période historique, le basque souletin a maintenu l’évolution phonologique divergente qu’il avait subie avant ; que ce soit, pour certains phénomènes, avec l’ensemble des parlers aquitains, et pour d’autres phénomènes avec les autres parlers orientaux (au sens strict), ou de façon indépendante.
Compte tenu de l’ensemble des traits linguistiques analysés, nous devons conclure que le basque de Soule est essentiellement conservateur. Au niveau morphosyntaxique, le souletin a conservé beaucoup d’éléments autrefois communs et qui remontent à des époques très anciennes : la liste est aussi longue que substantielle, particulièrement en ce qui concerne le système verbal ; à côté de ces traits communs anciens, le basque souletin a également conservé une série de choix effectués par les parlers orientaux à date ancienne. Sinon, les textes souletins témoignent d’un ensemble d’innovations partagées, soit avec le reste des dialectes aquitains, soit avec les parlers orientaux —orientaux tantôt au sens large, tantôt au sens strict—. Dans certains cas, il est difficile de déterminer le poids de la tradition littéraire dans la diffusion des innovations.
Enfin, au cours des derniers siècles le souletin a développé quelques innovations exclusives qui s’expliquent, dans la plus grande mesure, en raison du contact intensif avec les gascon béarnais —le choix du terme béarnais veut signaler l’une des voies de pénétration de l’influence gasconne en Pays Basque : celle qui s’est produite du Béarn vers la Soule—. À cet égard, nous pourrions soutenir que la force principale qui a éloigné dans certains aspects le souletin historique du reste des dialectes basques est précisément l’influence béarnaise. Cependant, la tendance générale du souletin à la conservation d’éléments communs anciens s’avère plus important que l’ensemble des innovations. Or, parfois c’est justement le poids de ces archaïsmes, combinés à une série de changements phonologiques non abordés dans cette thèse, qui provoque l’impression d’une vaste distance linguistique entre Souletins et locuteurs d’autres dialectes.

 

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