Juillet 07 - Aude Labrit - Université Bordeaux Montaigne

Bordeaux-Trieste : Médecine et cosmopolitisme au XVIIIe siècle. Portraits croisés de Paul-Victor Desèze et Benedetto Frizzi

Doctorante: Aude Labrit

 

Date: 07 juillet à 9h00
Lieu: Université Bordeaux Montaigne
Maison de la Recherche-salle des soutenances

Résumé:

                                               
Les heurts des concepts au XVIIIe siècle, et plus généralement au siècle des Lumières, ont longuement nourri une discussion théorique non sans intérêt. Cependant, pour être fructueuse, cette discussion doit être dépassée. Il convient pour cela de délimiter une valeur opératoire à ces termes ainsi précisés et actualisés. Dans ces conditions, ce travail, intitulé « Bordeaux-Trieste : cosmopolitisme et médecine au XVIIIe siècle. Portraits croisés de Paul-Victor Desèze et Benedetto Frizzi » se propose de reformuler le concept de cosmopolitisme non pas, comme de coutume, par la relecture de textes philosophiques et doctrinaux pour la plupart mais, plus concrètement, à travers le portrait croisé de deux médecins modernes respectivement établis dans les ports de Bordeaux et de Trieste.
Il est vrai que le cosmopolitisme, principe du XVIIIe siècle s’il en est, desservi par son caractère abstrait, furtif, voire protéiforme, se trouve trop souvent circonscrit aux images d’Epinal que sont le philosophe penseur et solitaire enfermé dans sa tour d’ivoire ou bien encore l’infatigable baroudeur sans patrie. Ces interprétations de surface, somme toute assez caricaturales, n’éclairent en rien ce phénomène et, plus qu’autre chose, ne permettent pas une représentation réelle et effective (disons quotidienne) de « l’être cosmopolite » lié, du moins dans nos esprits, au XVIIIe siècle.
Il serait pourtant intéressant de repenser le cosmopolitisme afin d’en dégager une traduction factuelle dans la société pré et postrévolutionnaire. Que signifiait, dans les faits, être cosmopolite au siècle des Lumières ? Pour répondre à cette interrogation, notre étude tâche de donner vie à ce phénomène en reconstituant l’itinéraire à la fois personnel et professionnel de deux médecins, Paul-Victor Desèze et Benedetto Frizzi, en accordant une attention toute particulière à leurs pratiques de la sociabilité qui s’organise alors dans les environnements portuaires que sont Bordeaux et Trieste.
D’un côté Bordeaux, ville fluviale de la côté atlantique qui compte, par sa participation à la traite négrière et par son commerce exotique parmi les « monstres portuaires » internationalement renommés. Partie intégrante d’un territoire français unifié (du moins sur le plan linguistique), capitale de région et pôle économique attractif ; elle met à profit son emplacement naturellement exceptionnel en tissant des liens privilégiés avec la ligue Hanséatique, les terres du Nouveau Monde, ou d’autres centres d’activités hexagonaux comme la Bretagne, les Charentes ou le Languedoc. De l’autre Trieste, modeste bourgade de l’Adriatique, suspendue aux flancs des montagnes du Karst, culturellement italianisante, mais rattachée depuis le XIIIe siècle à l’Empire hétéroclite d’Autriche, végète pendant plusieurs années avant de connaître un essor fulgurant, entièrement piloté par la monarchie des Habsbourg, qui prétend ainsi utiliser son unique débouché maritime pour nouer des relations, notamment commerciales, avec l’Asie mineure et l’Orient.
Zone tampon entre un territoire civilisé vulnérable et une immensité inconnue source de tous les dangers ; les ports quels qu’ils soient ont de tous temps constitués des lieux stratégiques. Carrefours humains, matériels, financiers, culturels mais également infectieux, ils deviennent au XVIIIe siècle les composantes indispensables à l’affirmation de la puissance, essentiellement économique et militaire d’une nation. Lieu de brassage humain et social, la ville portuaire est un espace exposé à de multiples risques parmi lesquels le facteur sanitaire s’avère décisif. Les flux et les interconnexions constantes de populations font émerger une nouvelle communauté dynamique et bigarrée, la bourgeoisie portuaire, principalement composée de marchands, de négociants, d’armateurs ainsi que de représentants du pouvoir souverain et de médecins, dont la finalité commune est la pérennité économique et commerciale du port. De fait, la moindre menace épidémique met en péril les activités de la collectivité toute entière et nécessite en cela une attention de tous les instants.
La cohésion et la solidarité inhérentes au contexte portuaire, notamment dans l’arc chronologique qui nous intéresse, se traduisent d’une part par la mise en place de multiples lieux de réunions (clubs, salons, cafés, académies, loges, etc.) et, d’autre part, par la consolidation du statut social du médecin. Dès le milieu du XVIIIe siècle, la figure du médecin arrive indubitablement à un tournant de son évolution. Il est clair que l’essor des institutions sanitaires, de la politique d’assistance et de la santé publique mettent les questions sanitaires au centre de toutes les préoccupations et renforcent le rôle du médecin, élevé au rang d’intermédiaire privilégié, de médiateur actif entre l’Etat et la population.
Par conséquent, il s’agit en pratique d’identifier et de retracer les réseaux de relations professionnelles, familiales, amicales, formelles ou non (parfois occultes) de deux médecins entre le XVIIIe et le XIXe siècle pour souligner l’ancrage progressif des professionnels de santé dans la vie publique, et leurs liens avec les différents organes ou représentants de l’autorité politique, administrative, etc. Pour donner corps à cette étude, nous avons choisi de revenir sur le parcours de revenir sur le parcours de deux individus qui n’ont pas forcément marqué, du moins dans une moindre mesure, la mémoire collective au même titre que d‘autres grands noms de la médecine moderne, afin de coller au plus près de la réalité quotidienne de cette période, et donc de ne pas se limiter à une simple biographie de prestige.
En effet, Paul-Victor Desèze et Benedetto Frizzi ne se sont aucunement distingués par une découverte fondamentale qui aurait révolutionné la médecine de leur temps. Pourtant, par leurs carrières discrètes mais impliquées, ils n’en demeurent pas moins les meilleurs représentants de la pratique médicale empirique et pluridisciplinaire moderne.
Paul-Victor Desèze (1754-1830) médecin, député et premier recteur de l’Académie de Bordeaux. Catholique, formé à l’Université de médecine de Montpellier au milieu des années 1770 (foyer du courant vitaliste), le médecin est issu d’une grande famille de magistrats bordelais liés au pouvoir monarchique (son frère, Raymond, fut l’un des avocats de Louis XVI). Il s’implique très tôt dans le mouvement révolutionnaire. Elu représentant du Tiers-Etat et des médecins de Bordeaux en 1789, il signe d’ailleurs le Serment du Jeu de Paume. Egalement impliqué au début du XIXe siècle dans la vie universitaire, médicale et culturelle de la ville par sa participation à plusieurs lieux de réunions (Société de médecine, Comité de Salubrité Publique, Comité de Vaccine, Musées, Académies, Franc-maçonnerie, etc.), Paul-Victor Desèze devient rapidement un personnage incontournable du premier port atlantique français.
Benedetto Frizzi (1756-1844) médecin, ingénieur et homme de lettre juif d’origine lombarde (natif d’Ostiano), formé entre autre, à l’Université de Pavie au début des années 1780, où il adhère au courant médical italo-viennois tourné vers l’expérimentation anatomique. Après avoir exercé dans plusieurs structures de l’Italie septentrionale (Florence, Parme, Bologne, et Pavie), il s’installe en 1789 sur invitation de l’Empereur Joseph II d’Autriche à Trieste. Là, il exerce pendant 40 ans la médecine auprès de la communauté juive de la ville et dans divers hospices. Sa participation à de nombreuses sociabilités (Société de Minerve, Franc-maçonnerie, salons, etc.), ses régulières publications de journaux médicaux (Giornale medico e letterario di Trieste 1790, Opuscoli filosofici e medici 1791) et les liens indéfectibles qu’il conserve tout au long de sa vie avec ses anciens professeurs et camarades d’université dont de lui un des médecins les mieux informés et actifs de sa génération.
La restitution des parcours de Benedetto Frizzi et Paul-Victor Desèze ont mis à jour toute une concaténation de réseaux, variés et complexes, reposant sur des liens de parentés, de confessions, d’alliances ou d’amitiés. En revenant sur les principales étapes qui ont marqué la carrière des deux médecins et la constitution de ces réseaux, nous avons en effet pu constater qu’avant même de pouvoir se reconnaître dans un ou plusieurs groupes, l’individu quel qu’il soit dépend, en premier lieu, d’une situation et d’une condition qui lui sont propres.
La première étape, la formation, fait montre d’une importante similitude structurelle (université, pratique hospitalière et constitution d’une clientèle) et résulte d’un processus extrêmement codifié, long et onéreux. Cette période, au déroulement pour le moins uniforme et ritualisé, consent donc, à terme, aux jeunes carabins et plus généralement à tous les docteurs en médecine, l’obtention, légitime, d’une certaine autorité, à la fois sociale, morale et intellectuelle. C’est une étape d’une grande importance puisqu’elle voit la constitution d’un premier cercle de contacts, lesquels composent alors la base nécessaire et indéfectible, essentielle à l’évolution professionnelle et personnelle d’un médecin. C’est alors l’occasion pour nous de constater, à travers les principaux visages qui forment ce premier rideau de connexions, à l’image de Johann Peter Frank et Pietro Moscati pour Benedetto Frizzi, ou bien Charles Dupaty et Raymond Desèze pour Paul-Victor Desèze, combien les deux médecins, déterminés par leurs contextes, ont une conception de la médecine extrêmement différente.  
La seconde phase de ce travail prend cette fois-ci en compte la fréquentation de la sociabilité citadine, urbaine, révèle de nouveau une similitude dans le schéma et la structure des connexions. Dans les deux cas celles-ci s’organisent initialement autour de trois principaux pôles que sont les académies, les sociétés/musées et la franc-maçonnerie. Ceux-ci composent alors, à l’image du triptyque précédent (université/hôpital/clientèle), une base solide, indispensable pour qui souhaite, à cette époque, enrichir, étendre efficacement sa sphère de contacts et évoluer favorablement dans l’organigramme social. La fréquentation de ces établissements est également l’occasion, pour les médecins et pour tous ceux qui y participent d’ailleurs, de nouer de nombreux contacts avec une frange plus large de la société, en particulier avec les plus importants représentants de l’autorité politique ou du gouvernement. L’occasion pour nous mesurer l’évolution de la fonction et du statut du docteur en médecine dans la société de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle.
Le médecin a à cœur de démontrer son talent, ses compétences et, plus encore, son utilité pour la collectivité. Conscient de sa responsabilité envers ses contemporains, notamment les plus démunis, il tend à s’impliquer et à s’engager de façon toujours plus nette et efficace sur des thèmes qui lui sont chers, au premier rang desquels la santé publique et l’hygiène par exemple, qu’elle tente de mettre au centre des préoccupations des dirigeants. Des dirigeants à l’écoute et attentifs aux jugements et aux idées des médecins lesquels délaissent alors progressivement leur statut de « simples » scientifiques pour endosser un costume plus étoffé de conseillers privilégiés, d’experts auprès des pouvoirs publics. Ils acquièrent de ce fait une nouvelle autorité à la fois médicale, sociale, culturelle et politique.
Ainsi, le médecin se donne comme devoir d’agir en faveur du progrès, certes scientifique et médical, mais aussi et surtout social en vue d’une amélioration des conditions de vie de chacun. Une mission dans laquelle il s’implique personnellement et selon ses propres possibilités dans son environnement quotidien à travers de nombreuses initiatives telles que la philanthropie, l’éducation et, globalement, la diffusion d’une certaine culture et d’un certain état d’esprit axés autour de valeurs plus universelles comme la tolérance, la fraternité et le bonheur.
Les médecins de cette époque, notamment en province, adoptent sous certains aspects un comportement, un mode de vie que nous pourrions considérer comme la manifestation concrète, la traduction tangible d’un véritable esprit cosmopolite. Loin de l’image du voyageur polyglotte sans demeure ni patrie, ils nous fournissent néanmoins, à terme, une réponse effective et rationnelle à la question de la citoyenneté mondiale à travers la généralisation des liens entre les individus comme moyen de parer aux inégalités de la société moderne.
Par conséquent, en s’appuyant sur le parcours et l’expérience de Paul-Victor Desèze et Benedetto Frizzi,  la finalité de notre étude était de redessiner, de façon plus modeste et physique, les contours de l’homme cosmopolite.











 

 

 

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