Août 30- Christelle Defaye Coineau - Université Bordeaux Montaigne

Julien Gracq, texte et sexe. Lecture d'une aporie érotique

Doctorante: Christelle Defaye Coineau

 

Date: 30 août 2016 à 14h00
Lieu: Université Bordeaux Montaigne
Maison de la Recherche- Salle des thèses
Esplanade des Antilles
33600 Pessac

Résumé:

Lire une fiction de Julien Gracq s’apparente à l’expérience du ravissement amoureux, tant la dépossession herméneutique à laquelle le texte gracquien nous convie relève d’une forme de sidération jubilatoire, entre comble et perte du sens. La sexualité représentée, mais tout autant escamotée, présente-absente, magnétise le texte et oriente l’œil du lecteur vers le profil perdu de l’œuvre. En est-elle pour autant secondaire ? Postulons au contraire que, visible nulle part et présente partout, la sexualité irradie toute l’œuvre de Julien Gracq. Du texte au sexe, la pente érotique donne l’impulsion nécessaire au lecteur pour s’abandonner à son désir de (sa)voir, de lever le voile d’un texte séducteur par son mystère et sa charge érotique.
Entre disparition et ravissement, l’érotisme gracquien orchestre sa propre fragilité, son inconsistance, comme si le manque et le trouble, consubstantiels à la nature même du désir, étaient les objets principaux de l’écriture de la sexualité. Dans la fiction gracquienne, l’effacement est inscrit au cœur de l’économie érotique. Dans cette œuvre qui met en fiction le Désir absolu, et l’attente, le manque, la négativité qui en découlent, l’écriture de la sexualité relève à bien des égards d’une poétique du vestige et de l’occulte. Cachée, trouée, partielle, l’écriture de la scène sexuelle orchestre le déséquilibre : le cadre spatio-temporel, très cohérent avec toutes les composantes de la fiction, intensifie la scénographie érotique et fait attendre l’action dans une forme de fébrilité que la rencontre entre masculin et féminin rend essentiellement décevante. Car l’érotisme est miné par une rétention nichée au cœur du récit : Julien Gracq ôte la scène sexuelle de son texte alors même qu’il l’a installée, jouant des codes narratologiques, poétiques, littéraires de son temps. Son cadre posé et aussitôt évidé de sa substance fait disparaître la scène sexuelle sous les yeux du lecteur-voyeur, dont l’attente est déjouée. La rencontre sexuelle, vue la menace de dilution dans l’autre qu’elle implique, s’avère impossible ; les personnages sont condamnés à rester à distance ; le rapport sexuel est présenté comme une propédeutique à la mort et l’anéantissement. Expérience existentielle essentiellement angoissante, la sexualité ne peut dans l’œuvre gracquienne qu’être représentée comme un vide autour duquel tourne le lecteur et que cerne l’écriture. Tenter de cerner l’érotisme gracquien, reviendrait à tourner en rond, dans une forme assez inédite d’impasse, celle du cerne.
On pourrait s’arrêter à cette interprétation frustrante d’un érotisme ravi au lecteur, comme si l’œuvre ne conservait que les traces d’un érotisme disparu. Mais cette lecture aporétique ferait abstraction de l’énergie de la fiction gracquienne, de son mystère et de sa force d’attraction. Toujours déplacée, la sexualité est en réalité enfouie dans le palimpseste du paysage. Il s’agit donc d’envisager comment le sexe glisse dans le texte, comment le rapport sexuel, qui n’est pas raconté ou si peu, existe malgré tout, mais de façon variée, substituée. Du ravissement au déplacement, quel chemin l’érotisme gracquien emprunte-t-il ? Celui de l’emportement et du transport. A l’érotisme paralysé dans le cliché, répond une érotique du déplacement, qui intègre la contradiction entre la tentation mortifère d’abolition de soi et une fusion heureuse et jubilatoire d’être au monde. Dynamique, source d’excitation, l’érotisme est doublement ancré dans le mouvement, comme déplacement mais aussi comme émotion. En déplacement, peu importe le moyen, on est dans un espace-temps transitionnel indéfinissable, un nulle part et un non temps, un entre-deux commun à la scène sexuelle. Lorsque l’on est transporté, que l’on soit « ravi » ou « hors de soi », on fait l’expérience d’une forme d’altérité qui a à voir avec la question du dedans et du dehors, de la perte et de l’abolition de soi. Chez Gracq, la route, qu’on y marche ou qu’on y roule, le train et le bateau sont liés à une émotion désirante au sens large, au désir d’une femme souvent, à un désir sexuel plus large qui serait une rêverie de pénétration et de possession du paysage, toujours. Ce motif n’est donc pas seulement thématique ; il implique un déplacement du féminin dans le paysage et une écriture géographique gynémorphe et hantée par la question du dedans et du dehors. L’érotisme implique donc un déplacement de la poéticité : à défaut de corps ou de corps à corps, le déplacement de l’érotisme dans le dé-corps, à l’aide de l’image et de la métaphore, ouvre à l’invisible du langage, à ce qui n’est pas dit. Le transport fonctionne dans toutes ses dimensions, y compris dans le rapport au mot et à la langue, seule véritable corporéité du texte. Ce sont l’espace, la béance, l’entre-deux, la négativité créés par les scènes sexuelles en réseau qui déplacent l’érotisme et le diffusent dans toute l’œuvre : ce qui ne peut éclater à la surface du texte implose dans la symbolisation qu’invente la métaphore et s’étoile dans toutes ses dimensions. Selon un parcours métaphorique qui décline et fait varier l’idée de transport, sexualité et génitalité, motifs déplacés, sont déclinées dans des images libres, dans des chaînes de signifiants souvent liés au paysage. Le corps disséminé dans le texte vient sexualiser l’écriture, ouvrant la possibilité d’une jouissance dans le corps du texte, ouvrant la voie à une écriture autre, c’est-à-dire qui invente un rapport à l’Autre. C’est l’usage de la langue qui est érotisé chez Gracq : il ne représente pas le sexe ; il le figure dans le texte, jusqu’à la jouissance et sous les yeux du lecteur, cet Autre, dans lesquels se produit l’anamorphose du désir.
In fine, l’enjeu libidinal de la littérarité est de taille : l’érotique gracquienne met en abyme le rapport au lecteur et en ce sens, la lecture métatextuelle de la fiction révèle le fonctionnement de l’érotique gracquienne de la lecture, véritable jeu de séduction. Au lecteur, la jouissance de l’œil, sur le modèle des personnages herméneutes des fictions de Julien Gracq. A l’auteur, la « cochonnerie de l’écriture » : l’écriture de la sexualité comme impossible vient donc fonder un pacte de lecture tout à fait original, qui autorise auteur et lecteur à accéder à une jubilation du détournement dans un rapport textuel se substituant au sexuel. Le texte tisse donc leur relation scripturale et la médiatise en se faisant le point de touche entre auteur et lecteur, entre soi et autre. Etablissant une complicité louche mais saine entre l’auteur et son lecteur, le texte devient, dans un effet de symétrie et de spécularité, un moyen de jouissance, chacun étant renvoyé à son propre plaisir. Antre, le texte est aussi entre, point de conjonction entre lecteur et auteur, mais aussi auteur et pairs via l’intertextualité, la traduction, la réécriture du cliché. Ce pacte de lecture original implique en effet l’élaboration d’une position auctoriale tout aussi singulière, tendue entre écriture féminine et virilité textuelle et un renouvellement de la fonction du texte, substitué au sexe en le coupant de la génitalité.
Ainsi, loin de n’aboutir qu’à une étude thématique, la question érotique permet d’interroger la dynamique scripturale de l’œuvre gracquienne et en particulier de se pencher sur sa modernité : si, d’après le mot de Roland Barthes dans Le Degré zéro de l’écriture, « la modernité commence avec la recherche d’une Littérature impossible », alors l’écriture gracquienne semble essayer de dire l’indicible, en particulier l’érotisme, dans toute sa négativité et sa modernité. L’aporie, bien loin de tétaniser l’écriture de la sexualité et de conduire à la déroute, en lance la dynamique paradoxale et autocontradictoire : ne pas dire et dire toutefois. Elle conduit enfin à porter un regard autre sur l’œuvre de Julien Gracq : texte-peau, membrane permettant de toucher l’autre et d’être touché sans angoisse, œuvre-limite, tendue au bord de l’impossible.

 

 

 

 

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