Janv 16 - Renaud Terme - Université Bordeaux Montaigne

La perception de l'Islam par les élites françaises (1830-1914)

Doctorant: Renaud Terme

 

Date : 16 janvier 2016
Horaires: 13h30
Université Bordeaux Montaigne
Salle des thèses Bât Accueil 2ème étage
Esplanade des Antilles 33607 Pessac cedex

 

Résumé: 

Entre 1830 et 1914 les européens ont colonisé la plus grande partie du monde musulman. Dans le même temps la production d’œuvres littéraires, artistiques, médiatiques, scientifiques françaises concernant ce même monde musulman a cru de façon exponentielle. Le but de cette thèse est d’essayer d’apprécier comment et dans quelle mesure la perception de l’islam - religion et société- qu’avaient les élites françaises, hommes de pouvoir et leur entourage agissant et conseillant, a été déterminante dans la volonté de coloniser. Sachant que, par « perception » nous entendons acceptation des données immédiates des sens ; association avec les données de la mémoire ; traitement de ces informations en utilisant les cheminements intellectuels propres à notre milieu et à notre époque puis réaction à l’image ainsi formée.

Nous avons dans un premier Livre tenté de savoir comment s’était formée l’image de l’islam. : ce qu’en disaient les élites que nous qualifions « de réflexion » : historiens ; écrivains voyageurs ; religieux ; linguistes et philologues, artistes ; ce qu’apportait la mémoire et quels étaient les modes de raisonnement propres à l’époque.

Les historiens utilisaient des sources incomplètes et discutables qu’ils considéraient comme définitives et donnaient à partir d’elles des textes concernant la vie du Prophète et les conditions de la Révélation ; le Coran et ses conséquences sur les mœurs musulmanes ; les Croisades et leur impact sur les relations entre sociétés orientale et occidentale.

Parmi les multiples écrivains voyageurs nous avons retenu Alphonse de Lamartine, Gérard de Nerval, Maxime du Camp et Gustave Flaubert, Maurice Barrés. Ils sont allés rechercher dans l’Orient islamique les origines de la civilisation occidentale ; les traces d’un christianisme à ses débuts ; une religion nouvelle, quasi panthéiste, personnalisée par une femme idéale ; des couleurs et des impressions exotiques qui devaient être inchangées depuis Carthage ; les preuves que l’islam n’était qu’un badigeon recouvrant les œuvres de leurs ancêtres. Comme s’ils voulaient prouver que cette terre était en fait « leur » terre sans chercher un instant à faire du monde musulman qu’ils parcouraient une étude objective.

La doctrine officielle de l’Église catholique est une négation agressive de la religion musulmane et une critique sans concession des mœurs des pays islamiques. Si l’idéal missionnaire et l’idéal colonisateur sont très étroitement imbriqués -le cardinal Lavigerie est la caricature de cette attitude- , sur le terrain, le comportement des missionnaires qui constatent les dégâts dus à l’arrivée des européens est beaucoup plus ambivalent et chez des personnalités comme Charles de Foucauld et Louis Massignon le contact avec l’islam est responsable d’une réflexion et d’actions complexes témoignant parfois d’une certaine admiration et toujours du désarroi d’un chrétien confronté à une véritable foi autre.

Les linguistes, suivant Isaac Silvestre de Sacy, après la fondation de l’École des langues orientales se sont, eux aussi, à peu prés désintéressés de l’Arabe contemporain et dialectal pour n’étudier que la civilisation et la langue arabes antérieures au XVIème siècle sauf lorsqu’ils mettaient leurs connaissances au service de la politique étrangère de la France.

Les philologues, dont Ernest Renan est la figure de proue en France, font la distinction entre langues d’origine indo-européenne (indo-germanique) et langues d’origine sémitique. Ils mettent en corrélation caractères des langues et modes de pensée puis caractères des langues et caractères de la nation. Poussant ce raisonnement à son extrémité, Ernest Renan affirme que les langues sémitiques témoignent du fait que les races qui les utilisent sont incapables d’apporter à la civilisation autre chose que le monothéisme et que leur disparition est nécessaire pour que s’épanouisse une civilisation occidentale basée sur la science. La place d’Ernest Renan dans la Troisième République est telle qu’il nous a paru nécessaire de discuter en détail ses thèses en utilisant les travaux de Roger Arnaldez.

Parmi les artistes, certains, dont le docteur Mardrus, ont vulgarisé -rendu vulgaire à outrance - l’islam, tant dans son côté religieux que dans son côté sociétal, à partir d’une « traduction » renouvelée des Mille et Une Nuits . Les effets de cette vulgarisation ont été amplifiés car, en raison de son succès, l’ouvrage a été utilisé en musique instrumentale et lyrique, certes, mais aussi au music-hall, dans la décoration de vaisselles et dans diverses publicités. En peinture l’islam contemporain, territoire et hommes, a été utilisé comme décor pour donner vie à des scènes bibliques avec des succès esthétiques mitigés et tout une partie de l’orientalisme pictural traduit les fantasmes européens projetés sur la femme arabe et sa condition de vie.

Pour comprendre les apports de la mémoire nous avons essayé de schématiser l’évolution en France de l’image de l’islam depuis les premières traductions de textes islamiques sous la direction de Pierre le Vénérable. Ces traductions en latin, en particulier celle du Coran, souvent erronées, tronquées de façon évidemment volontaire ont créé la légende noire de l’islam. Les rapports des observateurs de terrain, souvent favorables, n’ont pas été pris en compte. Ces approximations, entretenues par la peur des Églises, ont formé la base de l’idée que les Français se faisaient du monde musulman jusqu’à la fin du XVIIème siècle. L’opinion sur l’islam a alors été modifiée vers une meilleure compréhension grâce à des traductions en français, non polémiques, du Coran et à deux ouvrages majeurs : la Bibliothèque orientale de Barthélémy d’Herbelot et les Mille et une nuits de Galland. Ceci bien que les philosophes des Lumières aient instrumentalisé l’islam pour critiquer, en réalité et à moindre risques, la monarchie absolue et l’Église. En partie inspirée à Bonaparte par Volney, retour d’un voyage d’études au Moyen-Orient, l’Expédition d’Égypte destinée à répandre les idées de révolutionnaires universalistes est un échec militaire mais un succès scientifique et les Français en reviennent persuadés de la supériorité de leur civilisation et de l’importance de l’œuvre scientifique qui reste à accomplir dans ces régions.

Les bases du raisonnement ont été suivies à partir de l’évolution dans la période du sens de trois concepts : celui de civilisation ; celui de race et celui d’économie politique. En tentant d’appliquer à des sciences humaines balbutiantes, histoire, ethnologie, anthropologie, sociologie, économie politique les principes des sciences physiques et biologiques dont les progrès semblaient foudroyants, des chercheurs ou philosophes de bonne foi se sont persuadés de la supériorité de la civilisation française qu’il était nécessaire d’exporter ; de la perfection de la race blanche dont on pourrait peut être rapprocher les autres ; de la nécessité d’exploiter l’ensemble du globe de façon scientifique et en associant les peuples ; de la nécessité de gouverner partout en utilisant les principes d’une sociologie fille de toutes les autres sciences. Il était indispensable de faire profiter de ces progrès le monde musulman.


Dans un deuxième Livre nous avons essayé de suivre les élites « d’action » en distinguant ceux qui restaient en métropole (publicistes, conseillers, groupes de pression dont les Francs-maçons, partis, hommes de pouvoir) et ceux qui partaient vers les régions musulmanes, Algérie en particulier (officiers de corps de troupe et du Service de Santé ; financiers et industriels ; administrateurs coloniaux).

Pour des motifs que nous étudions en détail, les hommes au pouvoir, sous la pression de leurs partis et de leur entourage ont à peu prés tous admis la nécessité de coloniser le monde islamique. La discussion ne portait que sur la manière et sur les moyens de faire coexister deux populations. François Guizot, soutien indéfectible de Bugeaud, a fait de la colonisation une guerre contre les Arabes. Napoléon III a désespérément cherché à établir un « Royaume arabe » inféodé à la France, mais où auraient été conservées la religion, les coutumes, les propriétés et les mœurs musulmanes. Il a échoué devant ceux qui mettaient en avant la rentabilité de la colonisation. Jules Ferry, positiviste, a tenté de justifier la colonisation par le devoir de civilisation des races inférieures avant d’accepter, tardivement mais avec humilité, que les lois et institutions françaises n’étaient pas transmissibles à tous.

Sur le terrain, des officiers le plus souvent républicains et anticléricaux, participant aux « Bureaux arabes » ont diabolisé la religion musulmane et ses sectes et affirmé l’incompatibilité des civilisations française et islamique. Ils ont de toute pièce créé un « mythe kabyle » tentant de démontrer qu’au contraire des Arabes, les Kabyles dont les coutumes semblaient prouver qu’ils descendaient d’européens devaient être assimilables, ce que la suite a infirmé. Nous analysons en contrepoint les écrits du comte Henri de Castries dont la vision de l’islam, acquise elle aussi sur le terrain, paraît pacifiée et plus objective.

Les Saint-simoniens ont été hantés par la volonté d’unir Orient et Occident. Au plan spirituel -sinon religieux- la tentative d’union concrétisée par la recherche à Constantinople de « La Mère » constitue un épisode tragicomique assez savoureux. Au plan matériel ils ont estimé que l’Orient islamique était un terrain de choix pour mettre en place la société collectiviste dont ils rêvaient et qu’un succès leur permettrait de convaincre les Français du bien fondé de leurs idées. D’où le « socialisme oriental » de Hoart ; le « Système de la Méditerranée » de Michel Chevalier ; l’expédition d’Égypte d’Enfantin et, du même, un ouvrage très original sur la Colonisation de l’Algérie. Bien qu’ils aient à peu prés échoué en tout, leurs idées ont laissé des traces, le canal de Suez suffirait à en témoigner.

A travers les œuvres d’Alfred Le Chatelier, Joseph Clozel, Maurice Delafosse, Ponty, Paul Marty, Fernand Carles et Alain Quellien nous étudions enfin les hésitations des administrateurs coloniaux en Afrique noire placés devant l’alternative de favoriser soit les musulmans soit les adeptes de religions traditionnelles « animistes » ou « fétichistes » Leurs arguments sont étayés et convaincants ce qui n’empêche pas leur position d’évoluer dans le temps.


Le troisième Livre est consacré aux jugements portés, jusqu’à nos jours, sur nos élites en considérant que c’est sur les conséquences de leurs travaux, la colonisation de l’orient islamique, que portent les appréciations.

Jusqu’en 1939 se manifeste une approbation globale. Nous en trouvons les marques dans ce que les manuels scolaires transmettent aux enfants et adolescents ; dans la presse qui ne tarit pas d’éloges pour les colonisateurs et leurs conseillers ; dans les manifestations orchestrées par les gouvernements successifs : construction de la Grande Mosquée de Paris et de l’Institut musulman, centenaire de la prise d’Alger, Exposition coloniale internationale de 1931. La politique de mise en valeur des colonies témoigne elle aussi de la fidélité aux enseignements des économistes du XIXème siècle : elle est directement inspirée des idées des Saint-simoniens, d’Auguste Comte et de Spencer.

Certains cependant commencent à critiquer les techniques de colonisation : sociologues tenant du « darwinisme social », écrivains voyageurs comme Victor Segalen, André Gide, Louis Ferdinand Céline effrayés par les dégâts commis par les européens dans des sociétés de culture différente, gauche libérale et modérée de la Ligue des Droits de l’Homme ; tenants d’une fusion des civilisations dont chacun profiterait comme Robert Delavignette.

D’ autres attaquent de front le principe même de colonisation. Les tenants du catholicisme social, à la suite des Encycliques de Benoît XV et de Pie XI affirment qu’elle est en opposition avec tous les enseignements du christianisme et avec le droit international. Les communistes, eux, la condamnent parce que, en améliorant le niveau de vie des travailleurs de la métropole, elle retarde la révolution prolétarienne ; ils vont jusqu’à préconiser une alliance des ouvriers et militaires français avec les forces nationalistes des régions colonisées.

Les médecins hygiénistes français, enfin, héritiers des médecins du Service de Santé de l’armée d’Afrique voient dans la première immigration de maghrébins, à la suite de la première guerre mondiale, un risque pour la santé publique et pour la pureté de la race.


Mais la fracture survient en 1978 après la publication par Edward Saïd de L’Orientalisme. Pour l’auteur, dans cet ouvrage polémique, les orientalistes, et en particulier ceux qui ont fait l’objet de notre travail, en refusant de voir une réalité, ont inventé de toutes pièces un Orient islamique dont les caractéristiques ont été répétées à l’infini et vendues aux politiques pour les amener à dominer l’islam, illustrant l’idée que tout savoir est pouvoir.

A la suite de cet ouvrage, enfin, se sont développées, en particulier dans les universités anglo-saxonnes les « post colonial studies » qui généralisent l’idée dans le temps et l’espace : de tout temps et dans tout l’Occident toutes les formes d’oppression de minorités relèveraient de l’esprit colonial qui a trouvé son apogée au XIXème siècle.


L’image de l’islam, déformée par la peur au Moyen-âge a, à peu prés, perduré jusqu’au XIXème siècle et a été associée, après l’Expédition d’Égypte à l’idée que l’Orient islamique recélait d’immenses possibilités scientifiques et économiques. Elle a alors été traitée par les tenants de sciences sociales balbutiantes persuadés qu’ils étaient déjà possesseurs d’un immense et incontestable savoir et que les techniques des sciences physiques et biologiques pouvaient être appliquées aux sciences de l’homme. Cette curieuse alchimie a conduit à la colonisation de l’Orient islamique et a aggravé jusqu’au paroxysme l’incompréhension de deux mondes.

 

 

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