Janv 15- Edouard Schalchli - Université Bordeaux Montaigne

Le Non lieu imaginaire de la guerre. Pour une lecture de la Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix de Jean Giono

 

Doctorant : Edouard Schalchli

 

Date : 15 janvier 2016
Horaires 14h00
Université Bordeaux Montaigne
Salle des thèses
Bât Accueil 2ème étage
Domaine universitaire 
Esplanade des Antilles 33607 Pessac cedex

Résumé

Le non lieu, présentation.

Sous le titre du Non lieu imaginaire de la guerre, s’ouvre l’espace d’une recherche qui pourrait ne pas s’arrêter, liée qu’elle est au destin d’un texte dont la lecture – c’est proprement le sujet de cette thèse – engendre une constellation de problèmes, au centre desquels il faut placer celui de déterminer le moment où elle aurait dû avoir lieu dans l’histoire, lequel conduit inévitablement à la question de savoir si ce qu’on appelle l’histoire n’est pas simplement le lieu d’une perpétuelle suspension du moment dans lequel lire pourrait devenir une tâche sérieuse.

Que Giono se trouve par là associé en même temps à Kierkegaard, Péguy, Bernanos, Blanchot et Baudrillard, c’est ce qui constitue la véritable surprise. Il n’était pas prévisible qu’une réflexion sur les motifs auxquels obéissait l’auteur de Colline en écrivant en 1938 un texte aussi improbable que la Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix eût à faire le lien entre deux continents de la pensée aussi séparés que le sont, de part et d’autre d’une modernité dominée par le nom de Sartre, celui du christianisme libertaire posthégélien et celui de la radicalité jubilatoire postfoucaldienne. C’est bien là pourtant le pas qu’oblige à effectuer l’énigme que constitue, dans l’itinéraire de Giono, le passage d’une écriture aussi résolument engagée sur les voies de l’idylle paysanne que celle de Que ma joie demeure à une écriture aussi détournée de toute espérance humaine que celle d’Un Roi sans divertissement.
Entre ces deux œuvres antinomiques, la pensée politique et philosophique de Giono, telle qu’elle s’exprime dans les essais et les textes de l’engagement pacifiste, écrits de 1935 à 1942, se laisse difficilement regarder autrement que comme l’ultime déploiement de ce qui, dans les œuvres dites de la première manière, empêchait Giono d’être vraiment et pleinement le pur écrivain que, de plus en plus nettement à partir de Noé, il devait se révéler être : l’illusion romantique de qui n’a pas encore appris à dissocier ce qu’il est de ce qu’il fait, se traduisant, sur le plan littéraire, par un lyrisme débordant dont les excès servent à masquer les insuffisances de maîtrise de la technique romanesque ; sur le plan politique, par une incapacité à entrer dans la durée d’une action tenant compte de la complexité des situations réelles. D’où cet engagement paradoxal qui le fit miser sur la possibilité d’une révolte paysanne (pure extrapolation d’une œuvre essentiellement épique) en faveur de la paix au moment même où la nécessité de la guerre engendrait un monde déterminé par le développement illimité de puissances de destruction et de production dont l’alliance signait la disparition du monde paysan d’avant 1914.
On peut toutefois aussi regarder cette pensée comme une forme d’appréhension anticipée d’une situation occultée par les enjeux politiques ou idéologiques du moment et comme un effort effectué en vue de court-circuiter par avance le système d’échanges et de relations induit par le développement excessif des puissances mises en œuvre par la guerre. Lecteur de Péguy, Giono comprend dès 1934 qu’un unique motif met en mouvement le monde moderne depuis 1880 qui ne peut conduire qu’à une société de masses dans laquelle l’individu, unique détenteur concret de la liberté, sera le jouet d’une liberté illusoire intégralement organisée à l’échelle du monde. Dans cette optique, la Lettre se laisse lire comme un dispositif destiné à éveiller chez le lecteur une forme de conscience dégagée de toute illusion, dans une perspective qui se rattache autant à l’utopie non réalisée de Que ma joie demeure qu’à l’inquiétante stratégie d’Un Roi sans divertissement.

Une fois admis le caractère singulier d’un texte qui fait de l’acte littéraire un acte politiquement aussi incertain que subversif, il reste à comprendre pourquoi la critique gionienne, loin de le regarder comme une pièce capitale dans l’évolution de Giono, ne s’y est jamais intéressée que comme à une œuvre marginale, fruit d’un état d’esprit passager et explicable simplement par les circonstances de sa rédaction. En fait, un examen approfondi de ces circonstances nous met en présence d’un problème quasiment insoluble si on s’en tient à la version communément admise d’un Giono s’engageant dans le combat pour la paix pour des raisons avouables. L’engagement politique de l’homme du Contadour est inséparable d’une vie affective secrète qui seule en éclaire les véritables motifs, et ce n’est qu’en déconstruisant le montage biographique et autobiographique mis en place après la guerre pour asseoir l’image d’un romancier libre de toute implication politique ou idéologique qu’on peut accéder à la vérité d’une attitude profondément paradoxale où le politique et le poétique s’impliquent réciproquement. Le moment critique de 1938 où Giono écrit la Lettre aux paysans est pour lui, sur le plan biographique, celui d’une crise existentielle où l’unité de sa personnalité se trouve mise en jeu sous l’effet des contradictions qui traversent sa vie d’homme et d’écrivain. En effaçant rétrospectivement les traces de cette crise pour séparer politique et poétique, la critique d’après-guerre a littéralement rendu illisible un texte dont toute la puissance provenait de la force des tensions qu’il contenait.

Ce n’est qu’à la faveur d’événements postérieurs à la mort de Giono que s’est ouvert l’horizon de lecture dans lequel nous nous situons aujourd’hui et qui permet de mettre en regard l’un de l’autre le contexte dans lequel la Lettre aux paysans fut écrite et celui dans lequel elle prend tout son sens : le non conformisme des années trente trouve à se prolonger dans les profondes remises en cause de la postmodernité. D’un contexte à l’autre, le texte nous entretient dans un rapport paradoxal au monde où nous sommes évidemment responsables de ce qui nous rend plus ou moins présents aux appels du moment.


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