Janv 15 - Kana Hatakeyama - Université Bordeaux Montaigne

La faute dans la tragédie française du XVIIème siècle

Doctorant : Kana Hatakeyama

 

Date : 15 janvier 2016
Horaires 09h00
Université Bordeaux Montaigne
Salle Montaigne
Bâtiment Administration
Esplanade des Antilles 33607 Pessac cedex

Résumé:

 

La faute dans la tragédie française du XVIIe siècle

Qu’est-ce que la faute ? Au lendemain de la querelle meurtrière des frères ennemis, Antigone ensevelit son frère privé de funérailles, et ce faisant, elle transgresse le décret de Créon. Sa faute se dévoilant, le choeur dit, dans Antigone de Jean Anouilh :

Et voilà. Maitenant le ressort est bandé. Cela n’a plus qu’à se dérouler tout seul. C’est cela qui est commode dans la tragédie, on donne le petit coup de pouce pour que cela démarre, rien, un regard pendant une seconde à une fille qui passe et lève dans la rue, une envie d’honneur un beau matin, au réveil, comme de quelque chose qui se mange, une question de trop qu’on se pose un soir ...

La faute se trouve ainsi au moment où le conflit tragique atteint son paroxysme : une fois que la faute est perpétrée, il suffit de donner « le petit coup de pouce », pour que l’engrenage établi aboutisse irrémédiablement au malheur. En outre, l’enjeu de la faute réside dans le heurt de deux lois inconciliables qui s’équivalent : Antigone veut se conformer à la loi divine, et Créon, chef de l’État, accorde la primauté à la loi civile. Si bien qu’« Antigone a raison, mais Créon n’a pas tort ». Notons également que la faute ne se déclenche pas fortuitement : parce qu’Antigone décide de franchir le pas, est donc la faute.
La notion de faute se détermine, de surcroît, par rapport à la condition humaine. La figure d’Œdipe sera parlante à ce propos. Comme le remarque Paul Ricœur, « tout ce que fait Œdipe pour éviter le parricide et l’inceste l’y précipite plus sûrement ». En effet, tout coupable ne se rend pas tel de son propre chef : allant au plus loin dans la réflexion, Œdipe commet toutefois une faute, parce qu’il confond, à son insu, le bien et le mal, ce dont il sera la première victime. Et l’ironie tragique qui le conduit à la ruine se fonde sur le désaccord entre les dieux et les humains ; si Œdipe se laisse tromper par l’oracle – en effet, « L’Oracle le plus clair se fait le moins comprendre » –, le malentendu a pour cause non pas le manque de réflexion de la part du héros, mais l’équivoque de la parole divine. Autrement dit, la faute repose sur la dualité de deux dimensions, humaine et divine, ce qui caractérise la tragédie grecque . Jean-Pierre Vernant pour sa part l’explicite, en l’appelant « l’ambiguïté » :

Mais ce qui peut-être la [la tragédie grecque] définit pour l’essentiel, c’est le drame porté sur la scène se déroule à la fois au niveau de l’existence quotidienne, dans un temps humain, opaque, fait de présents successifs et limités, et dans un au-delà de la vie terrestre, dans un temps divin, omniprésent, embarassant à chaque instant la tonalité des événements, tantôt pour les cacher, tantôt pour les découvrir, mais sans que rien jamais lui échappe ni ne se perde dans l’oubli. Par cette union et confrontation constantes, tout au long de l’intrigue, du temps des hommes et du temps des dieux, le drame apporte la révélation éclatante du divin dans le cours même des actions humaines .

Dans la tragédie grecque, le conflit a donc pour fondement le désaccord insoluble entre les humains et les dieux, qui se termine, une fois pour toutes, par « la révélation éclatante du divin ». Il importe de noter ce point, dans la mesure où c’est la faute qui illustre ce confit. Étudier la faute, c’est donc examiner l’essence même de la tragédie.
Le problème est donc posé. Néanmoins, il y a indéniablement le fossé qui se creuse entre la tragédie grecque et la tragédie du XVIIe siècle. Au contact d’une conception moderne, entre autres d’une morale chrétienne, la faute garde-t-elle son statut identique dans la tragédie du XVIIe siècle ? La remarque de Marc Fumaroli est particulièrement pertinente :

Chez les modernes, le bien et le mal sont des notions clairement distinctes et définies, sur lesquelles Dieu et l’homme peuvent et doivent s’entendre : elles exigent donc du héros un choix préalable et sans équivoque, qu’il répétera chaque fois que la situation l’exigera, et qui détermine son caractère dans l’ordre moral. La vertu et le crime ne sont pas une qualification attachée à un acte, mais une manifestation de « l’habitude innocente ou criminelle » que le héros, de tout son être, a contractée par choix, en toute lucidité et responsabilité. […] Non seulement il y a accord entre Dieu et l’homme sur la définition du bien et du mal, mais une sorte de contrat garantit que la justice providentielle tôt ou tard récompense les bons et punit les méchants, c’est-à-dire ceux qui, une fois pour toutes, ont choisi le bien ou le mal .

L’accord entre Dieu et les hommes étant conclu, toute ambiguïté est désormais exclue. Aux yeux des modernes, il est donc inacceptable que les humains perpètrent une faute à cause de la parole à double entente, ou à cause de la réversibilité entre le bien et le mal . Il s’agit d’un changement radical pour notre propos, car, le conflit tragique, générateur d’une faute, trouve désormais sa solution dans la Providence. Quel est dès lors le statut de la faute dans la tragédie du XVIIe siècle ? Le présent travail se propose, pour répondre à cette question, d’étudier la notion de faute dans la tragédie du XVIIe siècle en France.

Notre approche est transversale. À cet effet, nous choisissons, pour le corpus, les tragédies de sept dramaturges, afin d’étudier le XVIIe siècle en entier. Nous commençons par Alexandre Hardy : parfois considéré comme un vieux poète de style archaïsant – telle est entre autres la position de Pierre Du Ryer –, Hardy joue toutefois un rôle déterminant dans la tragédie du XVIIe siècle sur le plan dramatique. De fait, il marque un tournant par rapport au siècle précédent, dans la mesure où « [avec Hardy] c’en est fini d’un théâtre du lyrisme et du discours, d’un théâtre de la parole et de la déclamation, d’un théâtre de la Renaissance statique ». En outre, les dramaturges de la génération suivante sont pleinement imprégnés de son influence. En effet, c’est sur « les exemples de feu Hardy » que Pierre Corneille compose sa première pièce, Mélite. Tristan L’Hermite pour sa part suit fidèlement le pas de Hardy, puisqu’il crée La Mariane et Panthée, calquées sur le modèle des tragédies de son prédécesseur.
S’ouvre par la suite l’ère baroque où Pierre Du Ryer et Jean Rotrou, « dramaturge de l’ambiguïté », s’épanouissent pleinement dans la création théâtrale. N’oublions pas que le début de la carrière de Corneille se situe à cette période. Leur contemporain, Tristan L’Hermite quant à lui tient sans doute une place à part, dans la mesure où ses tragédies ne reposent pas, à la différence de la plupart des pièces contemporaines, sur la complication d’intrigue. En effet, « ce ne sont plus pour lui les situations qui vont déterminer le caractère de ses héros, c’est leur caractère qui va faire naître les situations indiquées par l’histoire ». Tristan cherche donc à créer « la tragédie de caractères ».
De façon générale, il y a un écart entre la théorie et la pratique théâtrales – selon Jacques Scherer, « la théorie était en retard, et parfois de beaucoup, sur la pratique » –, mais l’apport du débat théorique est fécond, dans la mesure où il prépare le terrain conduisant à l’ère classique où Pierre Corneille et Jean Racine font, comme nous le savons, leur carrière. Et ce n’est pas Racine qui clôt l’histoire de la tragédie du XVIIe siècle, puisque Jean-Galbert de Campistron prend la relève de ses devanciers. Néanmoins, la postérité est peu élogieuse envers lui – Victor Hugo lui dédie le vers d’amertume : « Sur le Racine mort le Campistron pullule » –, mais on aura tort de le considérer comme un dramaturge de plagiat . De surcroît, Campistron est un dramaturge intéressant dans une autre optique : il vit « la phase décisive de laïcisation de la mentalité traditionnelle ». A la fin du siècle, la tragédie se conçoit dès lors dans l’absence du mythe.

Dans la mesure où la notion de faute remonte à la Poétique d’Aristote, nous l’examinons d’un point de vue théorique dans le premier chapitre : nous commençons par étudier la faute chez les Grecs anciens, afin de comprendre les mutations de cette notion qui s’opèrent chez les théoriciens du XVIIe siècle. Par ailleurs, la faute n’a pas lieu de se produire, comme nous l’avons dit, sans la prise de l’initiative de l’agent. Nous nous intéressons donc, dans le deuxième chapitre, aux héros coupables et aussi à leur entourage. Il convient d’étudier l’implication de l’entourage, d’autant plus qu’il contribue à la réhabilitation des héros coupables. Et afin de cerner les enjeux de la faute, nous nous penchons, dans le troisième chapitre, sur la nature des fautes, en examinant tout particulièrement les fautes privées et les fautes politiques. Parce que la faute joue un rôle déclencheur du malheur, nous étudions, dans le quatrième chapitre, le statut de la faute sur le plan dramaturgique. Et dans le dernier chapitre, nous examinons la question inhérente à notre problématique, les problèmes moraux, la volonté, la culpabilité, la condition humaine, et enfin la transcendance. Ce travail révèlera l’importance de la Poétique d’Aristote dans la tragédie française du XVIIe siècle.

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