Janv 12- Angéline Chartier - Université Bordeaux Montaigne

Transferts et appropriations de modèles de développement dans les pays du Sud. Pour une analyse du (dys)fonctionnement de l'aide. L'exemple de la décentralisation en Haïti et à Madagascar.

Doctorante: Angéline Chartier

 

Date : 12 janvier 2016
Horaires 14h00
Université Bordeaux Montaigne
Maison des Suds
Esplanade des Antilles 33607 Pessac cedex

Résumé:

À travers l’exemple du modèle de la décentralisation transposé en Haïti et à Madagascar, nous proposons d’expliquer la manière dont (dys)fonctionne l’aide au développement. Nous appréhendons le mécanisme par l’analyse des jeux et stratégies d’appropriation des modèles de développement déployés par les acteurs du Sud principalement, mis en regard avec ceux des acteurs du Nord.
À la base, modèle politique occidental, la décentralisation est érigée, depuis la fin des années 1980, en modèle de développement, puis dans les années 2000, en outil de la lutte contre la pauvreté, en réponse à des pays en développement très centralisés. Le modèle s’inscrit ainsi en réponse aux préceptes du développement durable et aux Objectifs du Millénaire pour le Développement. Le modèle est, depuis, financé, transféré et inscrit comme priorité dans les agendas politiques nationaux et internationaux, tandis que les moyens et acteurs déployés pour la mise en œuvre du modèle se multiplient (États, institutions financières, entreprises privées, ONG, société civile, Collectivités territoriales,…). Madagascar inscrit la décentralisation dans sa Constitution en 1992, Haïti en 1987. Selon les Institutions Financières Internationales, la décentralisation serait vectrice d’instauration d’une démocratie et d’une bonne gouvernance qui permettrait une paix sociale, ingrédient indispensable pour la croissance et le développement.
Pourtant, après 30 ans de transfert, les résultats sont mitigés dans certains pays comme Madagascar et Haïti, le modèle ne s’ancre pas : élections repoussées, transfert de compétences aux collectivités sans transfert de moyens, corruption, vides législatifs, conflits d’acteurs institutionnels, etc. Les acteurs du Nord comme ceux de la coopération décentralisée, peinent à travailler à l’effectivité du modèle, se heurtant aux décalages entre la théorie et la réalité. Plus largement, le modèle de décentralisation n’a pas permis l’instauration d’une démocratie, ni le développement local, ni la réduction de la pauvreté, tandis que le rôle de l’État se délite. Haïti et Madagascar se caractérisent par une récurrence des crises et un maintien voire creusement des inégalités. Des acteurs, des volontés, des moyens, et pourtant…les experts internationaux s’interrogent : comment expliquer ce paradoxe ?
Si le transfert du modèle se poursuit, malgré l’échec des objectifs visés, nous nous interrogeons de savoir : à qui et à quoi sert la décentralisation ? Et pourquoi et comment le transfert se maintient-il ? Pour répondre à ces questions, nous proposons deux hypothèses :
- Si le transfert de modèle de décentralisation se poursuit, malgré tout, c’est qu’il vient servir des intérêts d’acteurs officieux du Sud…et du Nord. Ces acteurs détiennent des capacités de détournement du modèle et contribuent à l’entretenir tout en le faisant échouer.
- Considérant les similitudes de dysfonctionnement entre Haïti et Madagascar, deux pays éloignés en de nombreux points, nous considérons que c’est le transfert de modèle lui-même, de ses valeurs, ressources et approches qui est source de dysfontionnement (et non les spécificités des pays). Il vient s’entrechoquer et stimuler des jeux d’acteurs et enjeux de pouvoir locaux. Il donne aussi l’opportunité, à de nouveaux acteurs, d’accéder à de nouvelles places au pouvoir, démultipliant les sources de conflits entre élites.
La décentralisation soulève, en effet, de grands enjeux de pouvoir et de contrôle de ressources territoriales, tandis que le système de l’aide en sa faveur, génère des enjeux économiques importants. Le mécanisme du transfert de modèle implique ainsi une multitude d’acteurs en présence aux intérêts divergents.
En nous appuyant sur le concept de « lutte de places » de Michel Lussault (2009), nous proposons de décrire les profils des acteurs du Sud jouant le « jeu du développement ». Nous identifions des acteurs visibles, officiels, ceux avec qui les acteurs du Nord travaillent, mais aussi des acteurs invisibles (élites économiques, traditionnelles, etc.). La typologie d’acteurs est aussi pensée en fonction des atouts dont disposent les acteurs pour jouer le jeu. Pour chacun, il s’agit de décoder leurs stratégies à court terme de captation de pouvoir et de détournement de modèle pour servir leurs intérêts, mais surtout de comprendre leurs interactions. Qui sont-ils ? Comment instrumentalisent-ils le modèle de décentralisation pour en tirer parti au détriment des bénéficiaires cibles ? Quels sont leurs objectifs ? Quelles sont leurs stratégies d’alliance, de protection et qui est en conflit avec qui ?
Notre thèse est que l’inégale dotation en capital social, économique et spatial des acteurs du Sud, la mise en réseau et la territorialisation des systèmes de pouvoir en décalage avec le maillage administratif, la mainmise sur les différents secteurs du pouvoir, contribuent, d’une part, à entretenir ou creuser les inégalités et d’autre part à (re)créer des tensions menant à l’instabilité et crises et in fine à l’échec du modèle de développement.
Le mécanisme du transfert tourne sans cesse, la crise ou l’échec, justifiant l’intervention de l’aide extérieure et l’apport d’un nouveau modèle. Un cercle vicieux. Les acteurs du Sud les mieux armés développent avec le temps des capacités d’adaptation et d’instrumentalisation du modèle, mais aussi des traditions, faisant diminuer la confiance de la population, à la fois dans les institutions, et dans leurs propres croyances.
L’analyse des jeux et stratégies d’acteurs est essentielle pour comprendre ce qui semble être, du point de vu du développeur, un chao de conflits d’acteurs. En explicitant et en considérant les interactions des acteurs visibles et invisibles (partie immergée de l’iceberg), on peut comprendre, que le mécanisme renferme une certaine logique d’action. Les réactions des acteurs du Sud au transfert de modèle ne seraient qu’une conséquence de celui-ci. Mis en regard avec les jeux de places et intérêts des acteurs du Nord, qui participent à leur manière à entretenir l’hégémonie du modèle, on pourra constater que les jeux du Nord et du Sud sont en parfait équilibre, permettant le maintien du transfert d’un modèle dysfonctionnel. Quelque chose fonctionne malgré les dérives du modèle et les crises, mais celles-ci n’ont d’impact négatif seulement pour ceux qui n’en sont pas les déclencheurs. Ce paradoxe soulève de grandes inquiétudes sur l’avenir des populations des pays en développement. Cependant, il est aussi une occasion de remettre en question l’approche de l’aide par transfert de modèle uniformisé et de tenter d’amener des bases de réflexion sur la manière dont le cercle vicieux de l’aide peut-il être enrayé, notamment par l’identification des capacités d’innovation et d’adaptation des acteurs du Sud.
Précisions sur les terrains :
Pour ce travail de doctorat, nous nous appuyons sur notre expérience professionnelle (entre 2009 et 2011) au sein de la coopération décentralisée de la Région Aquitaine en Haïti, en tant que chargée de mission pour des projets de développent rural et d’appui institutionnel, puis en tant qu’assistante technique à la préfecture du département du Nord pour la coordination de l’aide d’urgence post-séisme. Pour cette thèse, nous avons effectué 8 mois de recherche à Madagascar (entre 2012 et 2014), principalement en Région Itasy, région partenaire du Conseil Régional Aquitaine. Nous y avons effectué de nombreux entretiens auprès d’acteurs visibles et invisibles, de toutes échelles, gravitants, principalement, autour du programme de coopération décentralisée.
Notre démarche était de considérer deux pays qui n’ont que peu de points communs, si ce n’est le même modèle de décentralisation, pour tenter d’identifier des points de blocages globaux qui ne seraient pas d’ordre culturel/contextuel. De plus, notre analyse et description des stratégies d’acteurs a pu être effectuée à partir d’une comparaison des réactions des acteurs malgaches et haïtiens, inscrit chacun dans le programme de la coopération décentralisée de la Région Aquitaine. Aussi nous illustrons notre thèse grâce à l’exemple de la coopération décentralisée comme forme d’outil d’aide au développement, et des collectivités territoriales comme acteurs du Nord du développement, nés en même temps que l’émergence du modèle de décentralisation comme clé du développement.

 

 

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