Fév 4 - David Escarpit - Université Bordeaux Montaigne

L'écrit politique en occitan en Gironde (1860-1914)

Doctorant: David Escarpit

 

Date : 04 Février 2016
Horaires: 14h00
Université Bordeaux Montaigne
Salle des thèses Bât Accueil 2ème étage
Esplanade des Antilles 33607 Pessac cedex

Résumé: 

Le présent projet de recherche est né d’un constat et d’une surprise : le constat est celui de la présence de textes en occitan (dans les différentes variétés dialectales de la langue d’oc présentes en Aquitaine : gascon, languedocien, nord-occitan) dans la presse en français paraissant dans les cinq départements aquitains dans les dernières années du Troisième Empire (période dite de l’ « Empire libéral ») et 1914. La surprise est triple. Elle provient d’une part de la fréquence insoupçonnée de ces textes dans une presse dont le volume de titres explose durant cette période d’intense activité politique, où s’opposent dans un premier temps, bonapartistes, monarchistes et républicains, puis, après l’instauration de la République, progressistes et conservateurs. Elle est suscitée ensuite par le registre dans lequel se déploient ces textes : non pas littéraire (poésie, conte…) ou plaisant (« gnôrles » et gasconnades), mais clairement politique, même si c’est suivant des modalités un peu différentes de celles des articles et éditoriaux voisins en français.
On s’étonne enfin de trouver ces textes, non seulement dans la presse conservatrice faisant appel au « bon sens paysan » contre l’aventurisme républicain, mais dans la presse républicaine, au moment même où l’école de Jules Ferry met en place une politique d’éradication des patois qui va s’avérer particulièrement efficace. Avec l’école, la presse peut être considérée comme un acteur déterminant de l’acculturation politique de la population française, d’autant qu’à l’essor des grands quotidiens et périodiques nationaux viennent alors s’ajouter, à la faveur des progrès de la lecture, des milliers de journaux à diffusion locale, sinon communale, en prise directe avec la vie politique locale, et y participant pleinement. À travers la diffusion de cette manière de dire la nation et le monde dans la langue nationale, la presse est aussi, par d’autres voies que l’école et le service militaire, l’un des vecteurs de la conversion linguistique des classes moyennes, puis des classes populaires.
Dans ce contexte, les textes occitans posent question par leur présence, et davantage encore par leur fréquence. Si la présence d’un texte isolé, à intervalles réguliers, ne provenait que de la volonté (ou la fantaisie) d’un collaborateur du journal de faire acte d’originalité sinon de pittoresque, le retour régulier de textes en oc révèlent que ceux-ci entrent, fût-ce accessoirement, dans la stratégie d’ensemble du journal.
On considérera donc en premier lieu le statut matériel de ces textes à l’intérieur du journal : la place qu’ils y occupent, soit dans les pages locales, soit dans les pages « nobles » (première page et pages « nationales ») ; les jours où ils paraissent (dans la semaine ou le dimanche) ; leur mise en page et leur typographie, lesquelles diffèrent des autres articles.
On examinera ensuite la nature de ces textes : leur mode d’énonciation et leur forme littéraire (monologue ou dialogue ; vers ou prose ; discours ou récit ; éditorial ou anecdote à moralité, etc...) ; leur contenu thématique et événementiel.
Suivant les organes de presse et leur aire de diffusion, l’éventail des informations traitées dans les textes dialectaux peut varier considérablement d’étendue, et d’échelle. Le bulletin électoral publié pendant une période limitée (le plus souvent de l’ordre d’une année), s’il peut à l’occasion faire allusion au contexte politique national, se consacrera pour l’essentiel à la vie locale, à l’occasion d’une élection municipale ou cantonale. A l’opposé, un journal de diffusion régionale comme La Gironde, même sous la forme de son supplément La Gironde du dimanche, traitera, tout autant que de la politique locale, des événements nationaux (il arrive d’ailleurs que le local et le national coïncident, comme lorsque la Chambre des Députés siège au Grand Théâtre de Bordeaux pendant la guerre de 70).
L’on pourra, dès lors, émettre des hypothèses sur le public visé, celui que dessine en creux la thématique, mais aussi les registres de langue employée :
– soit le public habituel du journal qui parle, lit et écrit le français, mais qui est né dans, ou a eu un contact prolongé avec le dialecte même s’il ne le pratique plus. Il s’agirait alors de jouer du décalage entre la manière politique (sérieuse) et le dialecte (infériorisé, donc jugé inapte et illégitime à traiter de cette matière), sur le mode de l’ironie et (éventuellement) de la nostalgie.
– soit, comme la nécessité politique née de l’instauration du suffrage universel semble l’impliquer, la population occitanophone, encore peu et mal instruite dans le maniement de la langue nationale, a fortiori dans la forme du jargon politique, et avec qui l’usage du patois instaurerait une connivence apte à faire passer le message républicain. L’objection qui vient immédiatement est que ce public est précisément celui qui est le plus mal préparé à lire dans le journal le dialecte qu’il parle quotidiennement transposé dans un code écrit qu’il ne maîtrise pas. On formulera alors l’hypothèse – que semble vérifier certaines allusions faites dans ces textes même à cette situation de communication – que ceux-ci étaient lus à haute voix, à l’auberge par exemple, par des lecteurs plus expérimentés. Cette oralisation éventuelle, d’une certaine manière, ces textes l’anticipent par leur forme qui, du monologue versifié à la fable, du récit au dialogue, font entendre une voix « populaire » tantôt émue tantôt ironique, qui tranche avec les textes voisins en français : c’est une voix mise en scène qui ne demande qu’à se faire entendre par un public.
Ce corpus représente à lui seul une masse considérable de textes dont plusieurs sont d’un intérêt indéniable en lien avec les priorités régionales définies au paragraphe II du même document, à savoir qu’il nous permet de proposer une autre approche de l’histoire contemporaine de l’Aquitaine - particulièrement de Bordeaux et de la Gironde dans notre cas précis - grâce à un corpus de textes inédits et pour la plupart non encore étudiés. Le rôle sociolinguistique de l’idiome minoritaire dans la conscientisation politique des populations, mais aussi l’émergence de pratiques langagières jusqu’alors insoupçonnées dans la région bordelaise du XIXe siècle illustre le lien entre déterminisme social qui conditionne ces pratiques (lutte des pouvoirs publics contre ce qu’on appelle désormais les « patois », dévalorisation systématique de leur usage allant jusqu’à l’interdiction et la sanction de leurs pratiquants) et le fait que ces pratiques elles-mêmes se montrent capables d’influer sur ce paradigme en produisant du langage comme contre-exemple, et en permettant par là même de développer une approche différente et réflexive. Outre la dimension sociolinguistique de l’usage dit de connivence de l’idiome minoritaire - à des fins politiques, pour s’adresser aux électeurs dans leur langue d’usage et influer ainsi sur leurs choix électoraux - il faut noter la nécessité de bâtir un discours justificatif a posteriori de ces pratiques langagières, qu’il soit sincère (en écrivant dans l’idiome minoritaire, l’auteur était déjà conscient de sa valeur en tant que langue) ou calculé, quand des adversaires de la pluralité linguistique dans le contexte de la république française, obligés d’avoir recours à l’occitan de connivence, doivent bâtir un propos sociolinguistique sur la qualité et l’utilité de ces « patois » pour expliquer le fait qu’ils en aient besoin alors même qu’ils les combattent. En réalité, la réflexivité des pratiques langagières occitanes, pour rester sur le cas présent, est variable suivant les sujets, mais aussi les époques, les contextes, les interactions. Ces dernières se sont avérées fondamentales, tant il a pu être démontré que, même si ces pratiques sont le plus souvent distinctes de celles liées au mouvement renaissantiste occitan du XIXe siècle (ainsi que précisé au paragraphe II de l’appel à projets), des ponts existent entre ces univers, et certains auteurs occitanophones girondins y ont même pris part. La nébuleuse de l’écrit occitan politique (et au-delà) en Gironde au XIXe siècle se révèle donc dans toute sa complexité de réseaux, d’interactions, de cas isolés, avec en arrière-plan des démarches difficiles à appréhender, soit s’inscrivant dans de la pure stratégie politique, soit dans un cadre idéologique bien plus complexe et difficile à cerner, fait à la fois de réflexivité et d’empirisme.
L’existence d’un écrit politique occitan dans le contexte girondin de la fin du XIXe siècle a pu être montrée, dans une dimension supérieure à ce que l’on connaissait. Le rôle de l’idiome minoritaire dans les luttes entre républicanisme et conservatisme a été mis en évidence, tout comme le fait que ces luttes (à une époque où l’on se battait farouchement pour ou contre l’établissement définitif de la République en France) aient donné naissance à de véritables œuvres, dans des genres très différents, dans et hors du cadre de la presse : article de presse (politique, sportif, billet d’humeur, chronique…), roman-feuilleton, nouvelle, poésie épique, pastiche, chanson populaire, brochure, et même parodie publicitaire. Cela nous permet de mieux comprendre les pratiques de l’occitan écrit à cette époque, en pays bordelais mais bien au-delà, l’existence de telles pratiques étant attestée, dans d’autres régions. Enfin, l’aspect très historique de la thèse permet de revenir sur ces périodes riches et complexes mais peu connues de l’histoire de la République, en particulier les mécanismes ayant permis l’installation définitive du régime républicain et le rôle important de Bordeaux à l’échelle nationale dans cette histoire, par son rayonnement en matière de presse d’information et son importance stratégique et géopolitique.

 

 

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