Sept 15 - Devret-Démettre - Université Bordeaux Montaigne

Quand l’aéroport devient ville : Géographie d’une infrastructure paradoxale

Doctorant : Devret-Démettre Lucie-Emmanuelle

Date : 11 septembre 2015
Lieu : Maison des Suds
Horaires : 14h30

 L’aéroport est un objet géographique protéiforme, caractérisé par son « obsolescence accélérée » (BANHAM, 1962). Depuis les années 1990, son ultime mutation s’articule autour d’un processus de diversification fonctionnelle engendré par l’injection d’activités nouvelles, parfois éloignées du transport aérien, dans l’objectif d’accroître les profits et la rentabilité de l’infrastructure. En effet, dans un contexte de privatisation du transport aérien, introduite par le vaste élan de déréglementation lancé dans les années 80, la concurrence entre les compagnies aériennes, dorénavant plus protégées par le monopole d’État, a provoqué la restructuration du réseau aérien, passant d’une logique de point par point à celle de hubs and spokes. S’ériger en hub international devient un enjeu majeur voire vital pour les gestionnaires d’aéroports, qui affrontent entre leurs murs également la vague de privatisation. Dans un contexte concurrentiel accru, l’impératif de rentabilité n’a jamais été aussi aigu. Pour accroître leurs revenus, les autorités aéroportuaires diversifient leurs activités et de plus en plus, l’aéroport prend des allures de malls et de centres d’affaire.
Cette évolution concerne les plus grands hubs mondiaux, notamment Paris-CDG, quatrième aéroport du monde selon le trafic passagers international, qui est la cible de cette recherche. Dès lors, l’aéroport change de nature et ne peut plus être réduit à sa fonction de transbordement. Son emprise spatiale enserre certes des entités fonctionnelles complexifiées, garantissant au possible la fluidité de l’infrastructure (multiplication des pistes, agrandissement et construction de nouveaux terminaux, étagement des parkings, etc.) ; mais aussi des espaces dédiés à de toutes autres fonctions au sein ou à l’extérieur des terminaux. Ces évolutions sont théorisées et très médiatisées par les opérateurs anglo-saxons à travers l’expression d’airport city.
L’airport city, expression qui semble faire consensus, est avant tout un concept d’opérateurs et d’acteurs et mais pas (encore ?) de géographe. Les aménageurs, les architectes  et les gestionnaires d’aéroports ont tendance à considérer que c’est en multipliant les équipements, les activités et les formes que l’on peut en venir à joindre le terme de ville à celui d’aéroport. L’idée est la suivante : en imitant la ville, on ferait de la ville. Mais ils réduisent la définition de la ville à son caractère fonctionnel et économique. Un petit exercice très académique de traduction vient renforcer cette idée. Au sein de cette expression d’airport city, il faut s’interroger sur la vocation de city dont on affuble l’aéroport. La langue française ne permet pas de refléter la polysémie de la langue anglaise. En effet, sans réelle hésitation, nous aurions tendance à traduire city par ville en français. Nous penserions alors que les opérateurs anglo-saxons affirment que l’aéroport devient une ville. Toutefois, le terme city en anglais désigne aussi ces quartiers d’affaire, centralités majeures des villes anglo-saxonnes, qui prennent bien souvent la forme de Central Business District (CBD). Pourtant, les acteurs de l’aéroport Paris-CDG, francophones, traduisent bel et bien l’airport city par la ville aéroportuaire. L’ambigüité linguistique produit un questionnement géographique.
 Par conséquent, cette tendance attise doublement la curiosité géographique. En premier lieu, parce qu’elle interroge la fonction première de l’infrastructure de transport qu’est l’aéroport, qui devient alors un objet spatial non identifié qu’il convient de redéfinir. En second lieu, parce que cette désignation d’airport city, traduite par les opérateurs francophones par ville aéroportuaire, interroge la ville et surtout ce qui fait la ville dans ses dimensions matérielle et idéelle, c’est-à-dire l’urbanité et la citadinité. Suffit-il d’injecter des fonctions urbaines dans un espace pour en faire de la ville ? La ville aéroportuaire n’est-elle qu’une ville fonctionnelle, voire une edge city ?
Airport city vs edge city
Incontestablement, à travers le développement des aiport cities, l’aéroport revêt les caractères fonctionnels de la ville. En effet, la ville fonctionnelle transparaît à travers les profils technocratiques et les discours teintés de technicité des opérateurs aéroportuaires, devenant bâtisseurs de la ville aéroportuaire. Leurs conceptions de celle-ci ainsi que leurs idéologies urbaines sont d’autant plus importantes à saisir que l’airport city est un concept encore en construction. La fabrique de la ville aéroportuaire semble alors se résumer à l’injection de fonctions nouvelles dans la zone aéroportuaire, l’aéroport prenant les atours d’un centre d’affaire et d’une concentration d’activités de bureaux, logistiques, commerciales, sans habitat possible. Ainsi, prenant des airs de « ville franchisée » (MANGIN, 2004), les aéroports, notamment Paris-CDG, pourraient incarner un des exemples les plus poussés d’edge city, figure de la ville américaine connaissant un développement plus modeste en France. Une centralité économique majeure émerge dans la périphérie parisienne, polarisant l’étalement des hommes et des activités. Toutefois, à travers l’élaboration d’une esquisse de centralité politique, la ville aéroportuaire de Paris-CDG prend progressivement ses distances avec l’edge city. Les expérimentations se multiplient pour dépasser le mille-feuille administratif et institutionnel particulièrement sensible dans le cas d’un aéroport originellement implanté sur trois départements et huit communes. Bien que la construction territoriale soit encore fragile, ces velléités témoignent d’une centralité élargie qu’il faut distinguer de l’edge city. La ville aéroportuaire ne répond alors plus à la définition de la ville-lisière, en passant de la lisière de l’espace urbain au centre d’un nouveau territoire structuré par les activités aéroportuaires, péri-aéroportuaires mais également non aéroportuaires par un processus de convergence spatiale. La ville aéroportuaire semble ainsi progressivement passer de ville fonctionnelle à ville politique. Le concept opérationnel se complexifie et impose de prolonger la réflexion au-delà de l’edge city.
Urbanité et citadinité aéroportuaires
Pour autant, cette analyse fonctionnelle et politique ne peut suffire à traduire city par ville et doit être élargie à la mise à l’épreuve de la ville aéroportuaire par les concepts rendus opératoires d’urbanité et de citadinité. Dans ses considérations matérielles, l’urbanité peut être saisie à travers les formes, les paysages et les agencements spatiaux produits par les gestionnaires. A Paris-CDG, les artifices de la ville se retrouvent alors projetés aussi bien dans les terminaux que dans le reste de la zone aéroportuaire, entre espaces publics, mobilier urbain, vitrines, terrasses, commerces, à l’échelle micro- et zonage et modèle centre-périphérie à l’échelle macro-aéroportuaire. Le Roissypôle est devenu le centre économique de l’aiport city alors que les pistes et terminaux demeurent les centres traditionnels de l’infrastructure. Ce quartier prend des allures de centre d’affaire, esquissant une skyline dans l’espace à faibles densités et compacités que constitue l’aéroport. La ville aéroportuaire produit alors un renversement de l’espace aéroportuaire, faisant progressivement glisser le centre de gravité des pistes (centre fonctionnel) au Roissypôle (centre géographique). Toutefois, le decorum urbain ne suffit pas à gommer les manifestations de la ville des flux, contraignant les mobilités, annihilant toute libre déambulation piétonne et flânerie, pourtant composantes de l’espace public et par extension de la ville, dans l’ensemble de la zone aéroportuaire.
L’analyse de la citadinité prolonge cette hésitation. Celle-ci peut être abordée en termes de territorialités, de spatialités, et de représentations dans l’objectif de capter le vécu des usagers de l’aéroport. À mille lieues du « non-lieu » mais proche de l’ « entre-lieu » (TURGEON, 1998), Paris-CDG fait l’objet d’un processus de territorialisation impulsé par les autorités aéroportuaires, dans un contexte mondialisé où la spécificité est gage de rentabilité, mais également initié par les usagers : une communauté aéroportuaire se dessine, notamment chez les employés, partageant un jargon et un réseau social élargi à l’ensemble des entreprises de la plateforme. Un sentiment d’appartenance surgit également des discours de certains. Toutefois, l’analyse des spatialités du voyageur et de l’employé révèle certes les caractères d’une citadinité mais celle-ci est contrariée, notamment par la profonde hiérarchisation socio-spatiale de l’ensemble de l’espace aéroportuaire, par l’hypermercantilisation du terminal et par la dictature spatiale menant à une citadinité captive. Par conséquent, la ville aéroportuaire est une ville de l’entre-deux, proposant une expérience urbaine déformée. L’hétérotopie urbaine vient alors consacrer cette urbanité et cette citadinité liminales, à travers les hétérochronies, les religiosités réinventées et la construction d’un objet imaginaire.
L’ensemble des enquêtes menées sur le terrain de Paris-CDG ne permet donc pas de nier la nature urbaine de la ville aéroportuaire mais détecte toutefois des divergences menant à l’hypothèse d’une ville autre en cours d’élaboration. En effet, l’aéroport n’est pas le lieu de la négation de la ville mais celui de l’expérimentation de nouveaux dispositifs et procédures (surveillance, enclosure, espace coercitif, etc.), dont certains sont ensuite projetés dans l’espace urbain, annonçant l’avènement d’une ville sûre, hypernormée et liberticide.
En s’efforçant d’évaluer la pertinence géographique de la notion d’airport city, cette thèse impose de faire de l’urbanité et de la citadinité des concepts opératoires afin de les confronter au terrain aéroportuaire. Elle s’efforce également de replacer l’aéroport au centre de l’étude géographique en proposant un ajustement de l’échelle d’observation à l’ensemble de la zone aéroportuaire, évitant ainsi la synecdoque particularisante réduisant l’aéroport au terminal. Dans l’évaluation de la citadinité, elle a également pour objectif de saisir les spatialités de l’ensemble de la société aéroportuaire (passagers, employés, accompagnants, SDF, etc.).
Mots-clés : Géographie urbaine, Géographie des transports, Géographie sociale, Géographie culturelle, France, Europe, Aéroport, Infrastructure de transport, Ville aéroportuaire, Airport city, Edge city, Urbanité, Citadinité, Centralité, Territorialité, Territorialisation, Habiter, Hétérotopie, Ville expérimentale, Ville sûre, Fabrique urbaine, Paysage urbain.

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