Nov 25 - Raphael Cervera - Université Bordeaux Montaigne

Figures de l'oubli. Images artistiques de la mémoire publique, du quinzième siècle à nos jours.

Doctorant: Raphaël Cervera

Date : 25 novembre 2015
Horaires 14h00
Université Bordeaux Montaigne
Salle des thèses- Bâtiment accueil 2ème étage
Domaine universitaire 
Esplanade des Antilles 33607 Pessac cedex

Résumé: 

Pour nombre d'intellectuels, notre époque serait caractérisée par un excès de mémoire. En effet, la fièvre commémorative actuelle, l'intérêt des sciences humaines pour la mémoire et l'oubli, les artistes investissant à leur tour le champ mémoriel, participent de ce qu'Emmanuel Hoog appelle, dans Mémoire, année zéro, une véritable « bulle mémorielle ». Mais selon nous, cette inflation mémorielle relève plutôt d'une crise d'un certain « art du récit civique » instituant une mémoire publique, mémoire communément partagée par l'ensemble de la polis, autrement dit. Tel le Monument contre le Fascisme d'un Jochen Gerz, ne vivrions-nous pas, en lieu et place d'un excès de mémoire, l'heure de la graduelle disparition des témoignages positifs d'un passé véritablement partagé ? Est-ce irrémédiablement cette incapacité présente d'édifier, selon la formule de Françoise Choay , qui caractérise notre rapport actuel à la mémoire ? L'excès commémoratif ne serait-il pas, à l'image d'un passage fameux du Loup des Steppes d'Hermann Hesse, le spectacle désespérant d'une impuissance, les souvenirs individuels se dis-sociant de la mémoire publique , dans un mouvement de « privatisation de la mémoire » , cette forme d'oubli d'indifférence à un passé différant à soi et aux siens ? Passé cet excès de mémoire, serions-nous susceptibles, enfin, de subir un oubli sans figure, un oubli de personne, pure forme d'indifférence à un passé archivé? Nous serions alors, le « crack mémoriel » passé, à l'aube d'une figure de l'oubli anticipée autrefois par H. G. Wells : dans sa Machine à explorer le temps, celui-ci mettait en scène un peuple parfaitement aveugle aux vestiges du passé.

Méthodologie adoptée dans ce travail :

Dans le présent travail, nous espérons avoir formulé une réponse modeste à une question par trop immodeste, trop vaste, trop générale. Il fut en effet nécessaire de réduire à une échelle raisonnable le champ d'une investigation touchant à de nombreux aspects de notre culture. Il fallait autrement dit mettre cette hypothèse à l'épreuve d'un nombre restreint de cas, d'un certain nombre de singularités participant de l'institution de la mémoire. C'est donc par l'examen de singularités culturelles, dessins, gravures, peintures, poèmes, films, installations, articles de presse, pièces de théâtre, que fut sanctionnée, selon une logique que Peirce aurait qualifiée d'abductive, l'hypothèse émise plus haut. Ni une logique déductive, c'est-à-dire partant du tout et inférant des cas particuliers, ni une logique inductive, partant du particulier pour supposer le tout, ne semblait pleinement satisfaisantes. Notre méthode a donc consisté en une certaine approche du tout par le particulier, approche mettant à l'honneur le visible, le sensible, approche poétique et esthétique. Ainsi, ce sont moins les institutions de la mémoire qui ont été questionnées dans ce travail, qu'un nombre relativement restreint d'images. Pour cela, nous avons en effet proposé l'étude de cinq figures de l'oubli. Cette approche fut à même, espérons-le, d'éclairer le lecteur, c'est-à-dire de prouver à celui-ci, par le jeu concerté du déploiement des figures, qu'elle peut « abducter » thèse et hypothèse.

Résumés des différentes parties de la thèse :

À la différence du Gouverner les mémoires de Johann Michel, nous somme moins partis des institutions de la mémoire en tant que telles que de leurs images . Nous avons usé pour cela de cinq figures, cinq configurations assez fortes pour saisir les mutations culturelles de la mémoire et de l'oubli. De la lutte contre la seconde mort à la critique d'une oublieuse mémoire, cinq figures pour penser par le visible le non visible. Cinq figures, superficielles par profondeur, respectivement nommées Seconde mort, In oblivionem patriae, Voilement de Mnémosyne, L'oubli de soi dans les fantômes du passé, L'oubli dissipé par une tierce mémoire, captées à des points différents du temps, du siècle de Pétrarque à celui de Sidney Lumet. Cinq figures regroupées en deux parties : « Faire mémoire » et « Oublier ». Il s'agissait évidemment d'une forme de restriction : il y aurait tant à dire, il y aurait tant de figures ! À partir de ce nombre limité, nous espérons avoir apporté, figure après figure, un éclairage sur ce qu'il conviendrait d'appeler une séquence. Cette séquence débuterait sur la place de la cité renaissante soucieuse de préserver le nom de ses hommes illustres, pour s'achever, peut-être, dans nos villes postmodernes, alors saturées d'objets de mémoire.

« Faire mémoire »

L'oubli comme « seconde mort ». Ou l'examen d'un topos de la mémoire publique (mors secunda), décrit par Boèce, par Pétrarque et plus tard par Vasari. Dès la fin du quatorzième siècle s'observe une progressive revalorisation de la gloire terrestre ainsi qu'une sécularisation de la mémoire. La figure de la seconde mort se situe au carrefour de plusieurs conceptions de la notoriété : d'une part, il y a ce que l'on peut appeler la vaine gloire, la figure de la seconde mort participant d'une réflexion sur les vanités et sur l'oubli provoqué par le temps mangeur de choses, et, d'autre part, les marques d'une réhabilitation de la fama politique, d'une fama sécularisée. Or l'entreprise de préservation du nom des hommes illustres est le ferment d'une conception proprement renaissante de la mémoire publique. La figure de la seconde mort bénéficie directement de ce changement qualitatif, celle-ci n'étant plus le double de l'action irrémédiable du temps, image de la faillite de la mémoire terrestre. À l'image des Vies, cette lutte contre l'oubli n'introduit pas moins un principe de sélection dans la fabrique des témoignages de la mémoire publique. La mémoire publique se pense dans un régime d'écriture, le livre se substituant au tombeau et la « seconde mort » est une figure « démonologique », une force contre laquelle la plume peut lutter (à ce titre, les Vies d'un Giorgio Vasari sont autant un point de départ officiel pour l'histoire de l'art que la marque d'un aboutissement du procès de sécularisation du vocabulaire de la gloire).

L' « oubliance » du pays. Cette étude de la figure de l' « oubliance » du pays prend la forme d'une généalogie de la gravure visible dans la seconde édition de l'Emblemata, d'André Alciat. À partir des éditions successives, des gravures de Mercure Jollat, Pierre Eskrich, Bernard Salomon, sont en effet étudiées les différences et répétitions de ce qui forme, avec le texte, la chair de l'emblème au seizième siècle. Il est en effet nécessaire de se plonger dans les interprétations du texte homérique, puis de l'emblème en tant que tel, afin de comprendre à quelle forme de l'oubli renvoie la figure de l' « oubliance » du pays. Oubli du retour ? Oubli de soi ? Oubli du pays natal ? Tout porte à croire qu'il n'y a pas lieu, encore, de partager mémoire publique et mémoire individuelle, les deux aspects de la mémoire étant pour ainsi dire entrelacés. Dans la figure de « l'oubliance » du pays résonnent alors les mutations du rapport à la mémoire publique. Cette « oubliance » est donc marquée par les modifications des rapports de l'homme au périmètre de sa patrie (émergence de l’État-nation et mutation du mot « patrie »), de l'homme aux sens (influence du néoplatonisme), de celui-ci à sa propre langue (ordonnance de Villers-Cotterêts). Mémoire et oubli sont de ce point de vue tant choses personnelles qu'outils nécessaires à l’expansion politique.

Le voilement de Mnémosyne. C'est dame Mémoire qui a les faveurs de la troisième figure. Les images de son temple, des images poétiques du seizième siècle à l'illustration de la mémoire nationale deux siècles plus tard, sont autant de témoignages des mutations de la mémoire publique. Or, la formation d'une mémoire commune à l'ensemble de la nation, mémoire arrachée à, celle, royale, qui dominait encore l'ancien régime, inscrit en son cœur des stratégies d'oubli. Quelles formes de l'oubli le voilement de Mnémosyne, tel qu'il apparaît sur une gravure représentant également les médaillons gravés de Louis XVI et de Marie-Antoinette, désigne-t-il ? S'agit-il d'un simple voilement de la réputation, recouvrement de l'heureuse mémoire du roi, d'un oubli de destruction, à l'image d'un certain « vandalisme » révolutionnaire ? Doit-on lire cette figure avec l’œil d'un Chateaubriand, ne voir en cette figure l'image du temps et de son recouvrement, même, le voile recouvrant Mnémosyne devenant alors celui d'un temps marqué par une très haute et irrémédiable antiquité ? Dans tous les cas, la figure s’inscrit au milieu de ce que l'on pourrait appeler un conflit de mémoire. Marque, au sein du projet même d'une mémoire de la nation, d'une fragilité, d'une faille que la notion même de patrie, terre aimée de la nation souveraine, ne pouvait entièrement recouvrir. Ainsi l'idée d'une mémoire nationale s'édifie sur l'oubli de mémoires concurrentes. Un passé encore vif ne pouvait que fragiliser ses fondements, mettant ainsi en porte-à-faux souvenir individuel et mémoire publique.

« Oublier »

L'oubli de soi dans les fantômes du passé. Ou l'application à la lettre d'une approche généalogique. C'est donc avec le regard d'Andreï Tarkovski, à partir de motifs mis en scène dans son fameux Solaris, que sont appréhendées les mutations des conceptions de la mémoire au dix-huitième siècle et au dix-neuvième siècle. De la psychologie de la mémoire aux motifs mis en œuvre dans Solaris, l'éclairage se voudrait mutuel, l'étude de ces mêmes mutations étant à même, espérons-le, d'éclairer les motifs présents dans le film. En effet, la « psychologisation » de la mémoire marque l'entrée en scène de la mémoire individuelle. Chez Condillac notamment, la mémoire n'est plus un double que l'on aurait rangé dans un lieu, un contenant, mais la sensation même, vivante. Car le souvenir est marqué par une ambivalence : sous le régime psychologique de la sensation, il se donne comme un passé paradoxalement non révolu. C'est ce même souvenir qui au dix-neuvième siècle trouve son double dans l'image, dans la présence photographique. Et c'est ce même double, chez Fernand Khnopff comme chez Rodenbach, qui a tendance à se substituer au passé, menant enfin à une forme particulière d'oubli de soi. D'un simple aspect de la mémoire le souvenir devient un régime, une conception refondant tout l'édifice de la mémoire dans une « psychologie » , individuelle ou collective. C'est en effet dans ce cadre que s'épanouit une morphologie des nations basée sur un « souvenir » commun. À partir de la seconde partie du dix-neuvième siècle cependant, il semble que le topos de l'oubli de soi fasse écho à un sentiment d'excès de souvenir, de mortification et d'accumulation d'un passé devenu envahissant, la figure de l'oubli de soi faisant alors écho à celle d'un oubli nécessaire au soi.

L'oubli dissipé par une « tierce mémoire ». « La » mémoire collective créait-elle à son tour une forme d'oubli qu'une tierce mémoire aurait alors à dissiper ? L'émergence de la mémoire au sein de l'historiographie, le mouvement d'appropriation des thématiques de la mémoire et de l'oubli par les artistes d'après-guerre, permet de faire entrer en scène une figure marquée par l'excès. À la seconde partie du vingtième siècle correspondent plusieurs temps de la mémoire et de l'oubli : le premier correspond à celui d'une sociologie de la mémoire collective ; le second à celui des Lieux de mémoire; le troisième concerne la critique artistique de la mémoire collective et des grands récits de l'histoire de l'art (des œuvres de Braco Dimetrijevic au The third memory de Pierre Huyghe). L'idée d'un récit de l'histoire de l'art souffre aujourd'hui de la multiplication de récits concurrents, de tierces mémoires mettant alors à jour l'inanité de ses oublis. Le récit de l'histoire de l'art, à partir de la seconde partie du dix-huitième siècle, participait de la formation d'une « mémoire collective de toute la nation ». Or, la crise du roman de l'histoire de l'art va peut-être de pair avec celle du roman de la nation : placé sous le signe de l'excès, le goût de l'oubli fait alors symptôme d'une crise de la mémoire collective, au profit, donc, de tierces mémoires prétendant défier l'unicité de la première. Cela dit, la critique d'un excès de mémoire ne risque-t-elle pas au contraire de favoriser la dissolution du principe même d'une mémoire publique ?

 

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