Date : 06 novembre 2015
Horaires 14h00
MSHA salle 2
Domaine universitaire
Esplanade des Antilles 33607 Pessac cedex
Cette thèse a pour but d’explorer la façon dont des séries comme Lost sont parvenues, dans les années 1990, 2000 et 2010, à structurer leur narration autour de questions majeures qui ont conditionné leur clôture narrative (au sens de Noël Carroll). C’est-à-dire, à faire, dès leurs premiers épisodes, la promesse d’un dénouement, en introduisant un nœud narratif – un déséquilibre, un conflit, une énigme, une quête, … – appelant un dénouement – un équilibre, un accord, une réponse, un accomplissement – au terme d’un long développement.
L’idée qu’un nœud narratif (par exemple, le crash d’un avion sur une île déserte) conditionne un dénouement (par exemple, le retour à la civilisation), peut paraître évidente. Elle l’est moins à la télévision, où une série tentant de répliquer cette structure peut être annulée du jour au lendemain, en plein « milieu » de la narration, faute d’audience ou de financement. Pourtant, les fictions télévisuelles étudiées dans cette thèse ont fait le pari qu’elles parviendraient à structurer une intrigue sur le long-terme, évitant les impasses narratives, donnant l’impression d’une complétude, pour maximiser l’impact de leur dénouement, théoriquement impossible à dater. Ces séries ont ainsi construit une intrigue sur le long-terme marquée par une configuration téléologique, dont la définition est l’un des enjeux de cette étude.
L’idée même qu’une série télévisée, dans sa globalité, puisse être considérée comme un récit à part entière n’est pas encore systématiquement exploitée, notamment par la recherche française. Pourtant, la tendance marquée par le corpus exploré au cours de ce travail permet de mieux comprendre le potentiel narratif des séries télévisées contemporaines : celui de structurer une intrigue macroscopique, c’est-à-dire, une intrigue qui dépasse l’échelle, microscopique, du seul épisode. Au travers de l’analyse de séries atypiques, qui jouent sur l’immanence de leur dénouement, il est possible d’isoler des caractéristiques à l’œuvre dans la majorité des séries narrativement complexes contemporaines.
Cette thèse est divisée en trois grandes parties. La première est centrée sur l’établissement d’un cadre théorique et méthodologique ; la seconde sur une description de l’intrigue macroscopique des séries narrativement complexes ; la troisième sur une mise en contexte des objets étudiés, en s’intéressant à leur contenu transmédiatique, leur réception et l’évolution de la tendance étudiée.
L’unité narrative des séries télévisées, si tant est qu’elle puisse être conçue dans un cadre aristotélicien (début, milieu, fin), diffère grandement de l’unité des formes closes ; aussi faut-il d’abord examiner les comparaisons entre séries et romans, qui sous-tendent souvent la notion controversée de « télévision de qualité ». La causalité régressive, héritée de l’étude des fictions closes – notamment de la narratologie structuraliste – est remise en question et confrontée au modèle de l’économie prospective du récit développé par Marc Escola, dans le cadre de la théorie des textes possibles. Des considérations plus pragmatiques, empiriques, centrées sur ce que les scénaristes, et plus largement les auteur.e.s, disent de leur travail, achèvent d’éclairer une dialectique complexe, une tension entre le prospectif et le régressif.
Ce travail s’attarde aussi sur la capacité des séries contemporaines, sinon à prévoir leur intrigue macroscopique à l’avance, du moins à employer des mécanismes visant à donner l’illusion d’une prévision sur le long-terme. Ces procédés sont eux-mêmes enrobés de tout un appareil discursif issus des scénaristes et producteur.ice.s, qui vise à valoriser la fin – au sens de dénouement, de telos – d’une série ; des discours promotionnels qui font néanmoins face à la réalité économique de l’industrie télévisuelle américaine, fortement concurrentielle. Pour appréhender les séries qui construisent une intrigue macroscopique à dimension téléologique, et trouver un cadre approprié pour étudier la dialectique du récit télévisuel, il faut encore aller chercher chez les scénaristes américain.e.s un concept dont la flexibilité permet d’explorer l’écriture des possibles au sein de la forme progressive qu’est la série télévisée.
Tout un chapitre de cette thèse est ainsi consacré à l’analyse de la notion de « mythologie » telle qu’elle est très régulièrement employée par les fans, la critique, les scénaristes et les universitaires (notamment américain.e.s pour ces dernier.e.s), sans jamais avoir été déconstruite et définie de façon approfondie. La mythologie est pourtant d’une importance capitale pour l’étude du récit télévisuel, en ce qu’elle fonctionne dans et en dehors de la sérialité, en combinaison avec la théorie des mondes possibles. Elle permet d’aborder de front les phénomènes spécifiques dont j’entame une typologie. Si elle désigne d’abord les arcs narratifs à long-terme de la série, la mythologie possède aussi des dimensions encyclopédiques et symboliques : elle est, en un sens, le récit à l’échelle de la série télévisée.
Babylon 5, la plus atypique des séries du corpus, me sert d’exemple pour déployer une analyse génétique, générique et génésique qui présente de façon systématique la méthodologie employée dans le reste du présent travail. J’y articule notamment une refonte de la méthode de visualisation des arcs narratifs proposée par Henrik Örnebring, afin de m’appuyer sur ces cartes narratives pour décrire la structure inhérente au récit télévisuel ; je déploie aussi une approche interne qui s’intéresse autant à la structure de la série (le récit) qu’à l’évolution du monde fictionnel et des personnages (l’histoire). Babylon 5 permet enfin d’isoler la narration holographique comme clé de lecture des séries narrativement complexes : elles ne se lisent pas seulement de façon linéaire, leurs éléments narratifs pouvant résonner sur de nombreux épisodes, voire à l’échelle de saisons entière, mobilisant la lecture en compréhension (Bertrand Gervais) des interprètes du récit.
La seconde partie se veut, dans la tradition narratologique, descriptive, en ce qu’elle explore et détaille les différentes étapes qui rythment non seulement les séries du corpus, mais plus largement toute série contemporaine narrativement complexe ; bien qu’elle s’applique en priorité aux séries nord-américaines, elle offre des ponts vers l’étude de séries issues de milieu de production différents.
Les chapitres sont répartis en fonction de la structure tripartite de toute intrigue : le nœud, le développement, et le dénouement. Ces trois étapes, envisagées dans une perspective prospective, posent bien sûr des problèmes d’ordre méthodologique et théorique qu’il convient de résoudre, en s’appuyant notamment sur le « point de vue interne », l’immersion dans le monde fictionnel, mais aussi sur les contraintes de production qui canalisent et impactent le récit. Un quatrième chapitre explore les non-linéarités du récit (anachronies) et de l’histoire (narrations non-naturelles), qui sont inhérentes aux séries du corpus ici rassemblé.
Cette partie descriptive est l’occasion de se nourrir de la recherche internationale sur les séries télévisées, notamment lorsqu’elle s’oriente vers les narratologies ; je propose toutefois une typologie qui vise à combler les vides entre diverses notions, et qui s’applique notamment à définir, au sein d’une intrigue macroscopique, une variété d’étapes plus riches que le triptyque nœud/développement/dénouement, des étapes qui permettent d’envisager le récit sériel de façon plus fluide et modulable, qu’il soit téléologique ou non. Ces étapes s’intéressent autant à la structure des séries contemporaines – structure déjà largement étudiée – qu’à l’expansion des mondes fictionnels complexes présentés à l’écran : leurs reconfigurations, l’évolution de leur réseau de personnage, générant les questions qui font avancer l’intrigue, peuvent aussi être tracées, délimitées. Le déploiement de l’intrigue n’est pas qu’une affaire d’épisodes et de saisons, mais d’orientation du récit prospectif, de basculements, de mouvements, d’effondrements et de dislocations du monde fictionnel.
La dernière partie de cette thèse reprend une approche « externe » en s’intéressant au contexte de production et de réception des objets étudiés. La tension entre la construction d’une intrigue macroscopique et l’extension progressive d’un monde fictionnel est explorée dans un chapitre centré sur les contenus transmédiatiques, et plus largement paratextuels, qui orbitent autour des séries étudiées. Ce même chapitre s’intéresse à la façon dont les interprètes du récit font sens de contenus qui tantôt guident la reconstruction de la structure narrative, tantôt la parasitent.
Le pénultième chapitre s’intéresse à un autre élément susceptible de conditionner le dénouement des séries étudiées : le personnage. L’analyse de ce parent pauvre des études narratives, longtemps délaissé par les narratologies classiques centrées sur la séquence narrative, trouve un nouvel éclairage grâce aux narratologies post-classiques. Toutefois, ce chapitre orbite autour de la dialectique entre approches « intellectuelles » et « émotionnelles », et s’appuie sur la réception pour s’interroger sur l’impact du personnage sur la perception du dénouement.
Dans un dernier mouvement, le présent travail retrouve une perspective diachronique, en ce qu’il tire le bilan de l’échec de la promesse d’un dénouement, ou plutôt, de la reconfiguration d’une certaine conception de l’intrigue macroscopique téléologique ; il détaille ainsi les problèmes encore inhérents au genre de l’énigme à la télévision. Au-delà de considérations narratives, le paysage télévisuel américain n’est pas à négliger, et l’analyse de trois séries héritières de la tendance explorée au fil de cette thèse, permettra de fondre les approches variées abordées au cours de ce travail pour formuler, sinon la promesse d’un futur de l’intrigue macroscopique, au moins l’esquisse du champ de ses possibles.