Nov 27 - Sarah Duffaure - Université Bordeaux Montaigne

La Poétique de l'espace appalachien dans l'oeuvre de Jayne Anne Phillips et Meredith Sue Willis : l'identité entre déterminisme et fuite

Doctorant: Sarah Dufaure

Date: 27 novembre 2015
horaires: 13h30
Lieu: MSHA Salle 2
Domaine universitaire- Esplanade des Antilles 33607 Pessac cedex

La région états-unienne des Appalaches, Frontière originelle protégeant à l’Est les treize colonies britanniques des étendues mystérieuses de l’Ouest, s’est toujours posée dans l’imaginaire collectif américain comme un espace simplement traversé, une nation singulière refoulée à l’intérieur de la République, une zone de transit vers des étendues sauvages offrant de bien plus belles promesses et opportunités. C’est une région mythique sans définition géographique réelle (elle aurait été « inventée » de toutes pièces selon les historiens et anthropologues Allen W. Batteau et Henry David Shapiro), une zone de non-lieu peuplée de montagnards violents, intégristes et ignorants (les fameux rednecks et hillbillies dépeints par la culture populaire), un territoire de l’exil hermétique à tout progrès. Les Appalaches ont pourtant tenté de réaffirmer leur identité ces vingt ou trente dernières années à travers un phénomène à la fois politique, esthétique et culturel que les universitaires locaux ont appelé « Renaissance appalachienne ».
De nouvelles formes esthétiques, de nouvelles pratiques, des actions politiques et sociales communautaires sont alors apparues pour tenter de dénoncer la stérilité d’étiquettes ne faisant qu’opacifier et réduire le réel, des étiquettes reposant non sur une définition de l’espace comme un territoire intellectuel mouvant et dialogique mais plutôt sur une conception de l’espace en tant qu’écart, mise à distance et dissonance identitaire. Ces nouvelles formes ont peu à peu contribué à façonner un nouveau champ intellectuel transdisciplinaire (regroupant des domaines comme l’Histoire, l’économie, la géologie, la physique, les arts visuels et la littérature) désormais connu sous le nom d’« études appalachiennes ». Une communauté d’écrivains régionaux s’est formée et consolidée pour tenter de redéfinir l’identité appalachienne, de manière concurrente ou encore plus rivale à l’identité nationale, en façonnant un territoire littéraire à même de redonner une image plus positive de la région et de restaurer des échanges entre le centre et la marge intellectuels du pays.
Cette thèse étudie comment la littérature régionale contemporaine s’empare de ces dynamiques de réinvention du territoire appalachien dans l’imaginaire américain en prenant appui sur l’œuvre de deux auteures originaires de Virginie Occidentale et nées au milieu du 20e siècle : Jayne Anne Phillips et Meredith Sue Willis. Il s’agit d’explorer la cartographie mouvante de l’espace appalachien déployée dans des romans, nouvelles et poèmes ayant émergé dans les années 1970 et 1980, soit durant les prémices de la Renaissance appalachienne. Nous analysons en quoi l’espace appalachien dépeint dans les œuvres semble à la fois soumis à une forme de déterminisme régional convoquant les images figées et les stéréotypes partagés par l’ensemble de la nation et à une stratégie de « déterritorialisation » (dans une acception deleuzienne à la fois abstraite et concrète) où la littérature permet de restaurer des connexions et des formes de circulation intellectuelle, de redéfinir un espace bien plus dynamique et mouvant qu’on ne veut le croire a priori, de réhabiliter les Appalaches en les cartographiant non plus comme un simple espace traversé mais comme une destination intellectuelle et esthétique à part entière. Pour cela, nous définissons historiquement et culturellement la région des Appalaches et la position marginale qu’elle occupe dans l’imaginaire américain et nous retraçons les contours fondamentaux de la Renaissance appalachienne pour voir comment les auteures s’inscrivent dans le mouvement. Nous explorons ensuite à travers les chapitres plusieurs stratégies de déterritorialisation et de réinvention du territoire régional sous un angle phénoménologique, postcolonial, écocritique et psychanalytique.
Nous étudions notamment en quoi leurs œuvres visent à transformer le statut de la région comme sous-culture en contre-culture pouvant reconquérir l’intérêt du centre dans une entreprise de redéfinition et de revalorisation de la marge. L’écriture du lieu appalachien chez Willis et Phillips ne tient pas « en place », dans le sens où elle oscille sans cesse entre déterminisme et fuite et dans la mesure où elle refuse le rang auquel on voudrait la confiner, celui d’un pittoresque désuet ou d’un abject condamné. Le mineur accède ainsi à une puissance qui lui était jusqu’alors refusée, la configuration de l’espace appalachien se redessine, la région passant d’une position statique de périphérie culturelle à celle de zone dynamique d’échange interculturel. La dialectique centre / marge est alors dépassée, transcendée avec l’émergence d’une « zone tierce » (Rodger Cunningham) ou « zone de contact » (Mary Louise Pratt) où des échanges plus dynamiques, dialogiques et égalitaires se produisent. Dans une telle configuration, la force d’écrivaines contemporaines comme Phillips et Willis est de résister à l’idée d’un modèle établi auquel il faudrait être conforme, comme celui de la couleur locale, à l’existence d’une structure de pouvoir générée par un centre intellectuellement colonisateur, et de se situer délibérément hors de ce modèle, s’efforçant de défaire la structure dominante, de l’ouvrir de l’intérieur en la mettant en tension avec ses nombreuses contradictions .
Leurs œuvres témoignent d’une écriture active, toujours en puissance, ne visant pas tant à accéder au majeur, ce qui reviendrait à se stabiliser dans un nouveau statut dicté par l’hégémonie, qu’à explorer la puissance éternellement active du retrait et de l’à-côté. Leurs écrits participent à ce mouvement de revendication identitaire qu’est la Renaissance appalachienne en se positionnant par rapport aux images et aux stéréotypes imposés de l’extérieur tout en essayant parallèlement de redéfinir l’identité appalachienne de l’intérieur. Toute l’ironie de la Renaissance appalachienne, en effet, c’est qu’elle doit faire « renaître » la région de ses cendres non pas parce que celle-ci est morte comme l’ont affirmé ses détracteurs mais bien parce que les discours extérieurs l’ont présentée en tant que telle. Pour réaffirmer et redéfinir son identité, elle doit venir à bout d’images qu’elle n’a elle-même pas fabriquées. Elle doit consentir à des portraits qui ont contribué à ériger une fausse image d’elle et à la marginaliser. Elle doit construire une identité en défaisant une contre-identité et les écrits appalachiens ont donc ceci de paradoxal qu’ils sont obligés de jouer sur les stéréotypes communément associés à la région pour être jugés crédibles et réalistes par des lecteurs extérieurs, espérer retenir leur attention et les faire changer d’avis sur la région.
Les textes de Phillips et Willis se positionnent résolument à contrecourant du discours hégémonique qui tend à cristalliser les identités et à ôter au régional sa puissance poétique et politique. Ils démontrent de manière active qu’ils méritent d’occuper « un espace à part » et que cet espace transcende la logique dialectique du centre et de la marge : les textes naviguent sans cesse entre les deux pôles, ne se laissant confiner ni dans l’un ni dans l’autre. Ils explorent ainsi constamment une esthétique du seuil, du carrefour, du lieu de traverse. L’écriture du lieu se fait toujours écriture du milieu, constamment tiraillée entre l’identité idem (qui est basée sur le retour du même, de l’identique) et l’identité ipse (motivée par la rupture, la déliaison et la rébellion) théorisées par Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre (1990). Les écrits affichent une identité idem sous forme de constantes, de correspondances, d’équivalences et de caractéristiques communes reliables à l’expérience régionale (on y trouve par exemple une récurrence de matrices structurantes, comme la géométrie centre / marge ou l’opposition nature / culture, ainsi qu’un retour constant de symboles régionaux tels le charbon, la neige, le déluge, le tunnel ou le serpent) tout en mettant en œuvre le principe actif de résistance et d’émancipation inhérent à l’ipse. Willis et Phillips déploient en réalité dans leurs œuvres une phénoménologie double de l’espace : d’un côté, le paysage appalachien s’imprègne d’une mythographie collective d’ordre social, culturel et folklorique (des mythes et archétypes régionaux absorbés dès l’enfance ont façonné la vision de l’espace et nourri l’écriture des deux auteures), d’un autre, il est infléchi par une mythographie d’ordre plus personnel (l’héritage de mythes familiaux ou de rêves individuels ayant aussi contribué à modeler de manière tout à fait spécifique la relation des écrivaines à l’espace). Dans une perspective politique conceptualisée par Judith Fetterley et Marjorie Pryse dans leur ouvrage Writing out of Place : Regionalism, Women, and American Literary Culture (2003), les écrits explorent des stratégies de recentrage du point de vue et du discours, loin des grilles de lecture appliquées de l’extérieur pour le dépaysement et la gratification d’un lectorat étranger selon le mode voyeur typique de la couleur locale. Leurs romans et nouvelles donnent voix à ces figures de l’abject appalachien que les lecteurs étrangers à la région ont nommées rednecks et hillbillies, en démontrant que la pureté et la puissance créatrices se trouvent bel et bien dans la marge.
En 1975, dans Kafka : Pour une littérature mineure, Gilles Deleuze a posé les jalons d’une « littérature mineure » qu’il définit comme une tension ou un trouble au sein même de la langue majeure, une force interne de discorde. En effet, la dissonance identitaire (l’écart de soi à soi, l’écart de soi à la littérature régionale, à l’étiquette restrictive du régionalisme, mais aussi l’écart de soi vis-à-vis d’un quelconque déterminisme bio- ou sociohistorique) se trouve en germe dans l’idem et enclenche le mécanisme de l’ipse par moteur de rébellion, identité active, rejetant la définition réductrice de la nation tout en cherchant sans cesse sa propre définition. Appliquée au lieu appalachien et à la question du régionalisme, la notion d’ipse apparaît attenante au concept deleuzien de la déterritorialisation établi principalement dans L’Anti-Œdipe (1972) et Mille Plateaux (1980). Ce concept décrit en réalité un processus de déconstruction, de décontextualisation d’un ensemble de données et de rapports afin de permettre leur recontextualisation, leur réactualisation sur d’autres terrains. Chez des auteures comme Phillips ou Willis, finalement, c’est toute l’écriture qui est déterritorialisée, participant à une entreprise constante de renaissance phénoménologique. Les textes défamiliarisent sans cesse le lecteur par le biais d’une écriture rebelle et expérimentale, mystiquement et fantastiquement associative comme celle du réalisme magique, de l’impressionnisme ou de l’écocritique, où l’espace régional est constamment réinventé pour apparaître sous forme sibylline, subissant une déterritorialisation du réel à la fois poétique et politique.
La progression du manuscrit pour laquelle nous avons opté essaie de refléter ce mouvement identitaire opéré par les œuvres du déterminisme (d’un espace façonné par des thèmes et symboles intimement liés à l’expérience régionale) vers la fuite de l’identité et la découverte d’une mythographie plus rebelle et personnelle. Nous essayons de voir à travers quelles modalités et « lignes de fuite » les œuvres résistent et s’émancipent progressivement des stéréotypes ayant construit l’espace appalachien à travers l’Histoire, mettant à nu les archétypes qui ont donné naissance à ces stéréotypes, dans le sillage des théories de Batteau. Une première partie analyse en quoi les œuvres semblent répondre à une géométrie de l’espace typiquement appalachienne, une géométrie fondée en premier lieu sur une opposition entre centre et marge, par mimétisme de l’image de la région comme Frontière dans l’imaginaire américain. Nous posons que les œuvres déploient un certain nombre de stratégies de recentrage du discours et du point de vue à même de résister au discours hégémonique du centre ayant « inventé » les Appalaches comme zone de violence et d’anarchie peuplée de rednecks arriérés, ignorants, primitifs et abjects. Une deuxième partie s’attache à analyser le second mythe autour de la région s’étant consolidé lors de la Renaissance appalachienne : celui de l’espace appalachien comme jardin d’Éden, comme terre isolée où évoluent des paysans en symbiose avec la Nature (hillbillies). Nous établissons une cartographie de l’espace basée sur une géométrie opposant cette fois nature et culture, bâtie selon une « pastorale appalachienne » infléchie par la pensée écocritique.
De la même manière que les première et deuxième parties fonctionnent ensemble dans leur exploration de l’architecture géométrique de l’espace appalachien, démontrant que selon le mécanisme de l’idem et du déterminisme, les œuvres reflètent fidèlement les deux mythes extradiégétiques constitutifs de l’invention de la région, les troisième et quatrième parties interrogent ensemble ce qui se joue dans les brouillages, flux, déplacements et autres errances que l’écriture du lieu met paradoxalement en son centre. Ils explorent le mouvement centrifuge qui permet l’excentricité et la sortie du soi mais qui se résout bien souvent dans un retour à la terre natale, si enrichi et transformé soit-il par l’expérience de la fuite. L’espace appalachien est alors envisagé comme un espace ultime de reterritorialisation de l’identité dans l’espace universel de la littérature où l’écriture se pose pour nos deux auteures comme un moyen de recouvrer l’espace perdu de l’enfance appalachienne, de réinvestir et de réhabiter la maison onirique bachelardienne.
L’enjeu principal de notre thèse se veut ainsi double : d’un côté, nous posons l’idée que la poétique de l’espace chez nos deux auteures se conçoit nécessairement comme une poïétique de l’espace tant l’écriture reste, dès le départ, déterminée par le paysage de l’enfance. Notre étude s’attache de fait à démanteler l’idéal autotélique cher à la Nouvelle Critique qui vise à saisir l’essence immuable de l’œuvre d’art décrochée de tout ancrage spatio-temporel. De l’autre, nous démontrons que la poétique de l’espace appalachien demeure indissociable d’une politique de l’espace dans le sens où les textes participent à une reconquête de l’identité régionale mise à mal par les stéréotypes nés après la Guerre de Sécession. En explorant plusieurs stratégies de réinvention de l’espace, nous défendons la thèse selon laquelle Jayne Anne Phillips et Meredith Sue Willis font figure d’avant-garde : leurs écrits annoncent clairement une phase post-Renaissance appalachienne en illustrant l’idée paradoxale que pour sauver la littérature appalachienne et l’apporter à la connaissance du monde, il faut la déterritorialiser, l’étudier dans ses dimensions phénoménologiques et esthétiques pour mieux l’universaliser, sans pour autant lisser ses aspérités régionales, l’universel jaillissant toujours avec force du spécifique.

 

 

 

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