Nov 23 - Romain Girard - Université Bordeaux Montaigne

Portraits des professionals en tant que narrateurs dans la fiction courte victorienne et édouardienne

Doctorant : Romain Girard

Date : 23 novembre 2015
Horaires 14h30
Université Bordeaux Montaigne
salle des Thèses. Bâtiment Accueil 2ème étage
Domaine universitaire 
Esplanade des Antilles 33607 Pessac cedex

 

Les discours de pouvoir des médecins, des hommes d’église et des hommes de loi dans les nouvelles de Joseph Sheridan Le Fanu, Wilkie Collins et Arthur Conan Doyle

« Strange people and startling events had connected themselves with Owen’s past life as a clergyman, with Morgan’s past life as a doctor, and with my past life as a lawyer, which offered elements of interest of a strong and striking kind ready to our hands . » Cette phrase, que l’on doit au narrateur extradiégétique du recueil de Wilkie Collins The Queen of Hearts (1859), souligne le statut particulier et la présence assez abondante des membres des professions dans la littérature victorienne. Elle rend compte de l’importance nouvelle que cette trinité composée des médecins, des juristes et des hommes d’église acquiert au sein du texte victorien à partir du milieu du dix-neuvième siècle : souvent personnages secondaires jusque-là, les professionals deviennent de plus en plus fréquemment narrateurs, enchâssés ou enchâssants, et leur visibilité en littérature croît en même temps que leur respectabilité. Il faut dire qu’en moins d’un demi-siècle (approximativement entre les années 1830 et 1870), ceux que l’on recevait souvent dans les cuisines et qui ne commandaient pas davantage le respect qu’un majordome ou une gouvernante (à l’image du Dr Slop de Tristram Shandy), deviennent graduellement des figures d’autorité dont l’influence s’étend sur l’ensemble de la sphère privée et domestique, et dont la prépondérance dans la société victorienne, sanctionnée par leur accession au statut de gentlemen, est reconnue par tous.
C’est donc précisément sur les membres de cette trinité à l’importance croissante que nous allons centrer notre travail, et plus particulièrement sur le fait qu’ils ne peuvent s’envisager séparément de leur prise de parole, laquelle est inscrite, d’abord au niveau étymologique, dans cette appellation de « profession », dont le sens premier correspond à « une déclaration ouverte, publique (d’une croyance, d’une opinion, d’un comportement qu’on a ou qu’on prétend avoir ) » et sanctionne le lien fort qui existe entre professions et voix, entre professions et discours. Au cours du dix-neuvième siècle, ce lien se resserre encore, et leur prise de parole se fait de plus en plus fréquente dans la société comme en littérature à mesure que l’ère victorienne avance. En effet, le fait que la prise de pouvoir tant sociale que littéraire des professions s’articule autour de la construction d’une parole commune qui se mue graduellement en une parole de contrôle nous paraît crucial : cela permet aux membres des professions, qu’ils soient narrateurs premiers ou seconds, de se démarquer de plus en plus nettement dans le récit à travers leur maîtrise du discours, laquelle se fait par le biais de diverses stratégies d’appropriation. Cette maîtrise du discours se fonde sur la maîtrise des savoirs qui les caractérise traditionnellement, leur conférant alors ce que Michel Foucault appelle dans L’Archéologie du savoir un « droit à parler ». Ce « droit à parler » fait toute la spécificité de l’intervention des professionals : leur parole devient par là même une parole supérieure car créatrice, propre à générer du sens. Dès lors, le rôle des professions dans le récit revêt une valeur décisive : il leur incombe souvent d’émettre des discours d’explication des faits, voire d’explication du monde, des discours rationalisants mais aussi totalisants, destinés à circonscrire et à stabiliser le réel. C’est cette habilitation à lire le monde, puis à le codifier selon une grille de lecture connue d’eux seuls, qui constitue l’enjeu majeur de la prise de parole des professions, car il s’agit là d’une prérogative qui se veut exclusive, comme le suggère Foucault :

Dans nos sociétés (et dans beaucoup d’autres sans doute) la propriété du discours – entendue à la fois comme droit à parler, compétence à comprendre, accès licite et immédiat au corpus des énoncés déjà formulés, capacité enfin à investir ce discours dans des décisions, des institutions ou des pratiques – est réservée en fait (parfois même sur le mode réglementaire) à un groupe déterminé d’individus [...] .
Ce sont précisément les discours de pouvoir émis en vertu de ce « droit à parler » dont les professionals jouissent sans partage que nous projetons d’étudier, car il nous semble que ces discours et les mécanismes qui président à leur émission sont définitoires de la place à la fois centrale et équivoque des membres des professions dans le texte victorien, mais aussi d’un choix littéraire, d’un positionnement un peu alternatif au regard du mode réaliste dominant, qui constitue alors une manière de mettre en tension et de faire évoluer ce code de représentation littéraire. Il faut dire que cette position assez paradoxale des professionals semble être le résultat du lien quasi-systématique mais souvent sous-jacent entre l’apparition d’un personnage et fréquemment d’un narrateur issu des professions et la déstabilisation des notions de signification, de vérité et de vraisemblance dans l’ensemble du texte.
Nous chercherons à montrer comment ces personnages centraux qui accèdent au statut de narrateur émettent alors des discours visant à acquérir diverses formes d’autorité qui s’exercent principalement sur les notions de vérité et de véracité, notions dont ces derniers cherchent à s’approprier le contrôle afin de les modeler à leur convenance. Par le biais de tels discours, les membres des professions cherchent à imposer au narrataire leur seule vision des faits, en s’appuyant le plus souvent sur les principes de statut social et de respectabilité et en s’arrogeant de ce fait le monopole de la véracité et du discours de confiance (parfois au mépris des faits qu’ils se proposent de relater). Il s’agit donc à la fois d’une recherche et d’une production de la vérité, qui entrent en décalage voire, pour certains textes, en opposition.
Ainsi, de tels discours d’autorité, qui sont à l’origine de ce décalage, opèrent un déracinement de la vérité, ce qui permet son remodelage et son inclusion dans les modes d’explication du monde maîtrisés par les membres des professions et définis comme stables par ces derniers : sciences exactes, théologie par révélation, organisation légale et juridique de la société. De ce fait, nous verrons que les textes étudiés tendent à démontrer également l’instabilité des notions de véracité et de vraisemblance, qui ici ne sont pas établies sur l’observation puis le récit de la vérité factuelle, mais sur une construction du discours du réel soumise à l’idéologie, à la vision du monde du narrateur. Se voulant univoque et indétrônable, cette vision du monde véhiculée par les professionals reflète souvent les excès du positivisme victorien et expose indirectement les limites de la vocation totalisante d’un tel mode de pensée, lequel se trouve au centre du rapport au réel, mais aussi du rapport au langage et à la parole des professionals. Nous considérerons donc les enjeux et les modalités de cette prise de pouvoir par le discours, mais aussi les outils langagiers, sémiologiques et conceptuels qui la sous-tendent, ainsi que ses conséquences sur la représentation littéraire des professionals et sur son évolution au fil des périodes victorienne et édouardienne.

Pour ce qui est du corpus de textes à étudier, nous avons choisi de nous intéresser à trois auteurs en particulier dont les travaux font la part belle aux membres de ces trois corporations qui composent les professions. Ces auteurs sont l’Anglo-Irlandais Joseph Sheridan Le Fanu (1814-1873), l’Anglais Wilkie Collins (1824-1889), et l’Écossais Arthur Conan Doyle (1859-1930). Le choix de ces auteurs particuliers, parmi nombre d’écrivains victoriens dont les travaux illustrent certainement tout aussi bien les mutations de leur société, résulte, outre un goût personnel, d’une hypothèse de travail fondée sur l’observation de tendances communes (concernant le traitement de la question des professions) qui affleurent très distinctement dans les récits de ces auteurs, récits dans lesquels les professionals se trouvent très largement représentés. En effet, une proportion non négligeable de la fiction (et surtout de la fiction courte) de ces trois auteurs possède de forts accents fantastiques et gothiques, déclinés selon les spécificités propres à chaque auteur et selon les modes littéraires en vogue à l’époque précise à laquelle ils écrivent. Ainsi, bien que l’on puisse arguer que les textes aux accents fantastiques ne constituent qu’un pan plus ou moins considérable de l’œuvre de chacun de nos trois auteurs, ce recentrement sur le genre fantastique sera crucial à notre étude, puisque le fantastique, dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle en particulier, a cette particularité d’engendrer des intrigues qui mettent en question les notions de vérité, de vraisemblance et de véracité, et qui font intervenir de façon très fréquente des membres des professions en tant que narrateurs témoins ou coordinateurs du récit.
Par ailleurs, la question du genre qui rapproche nos auteurs amène assez naturellement celle du support : il semble que de manière générale le fantastique et l’évocation du surnaturel, durant la période victorienne au moins, privilégient le format de la nouvelle du fait de son caractère propice à l’expérimentation littéraire, identifié dès la décennie 1840 par Edgar Allan Poe, dans son article critique consacré aux Twice-Told Tales de Nathaniel Hawthorne (Graham’s Magazine, mai 1842) puis dans son essai The Philosophy of Composition (1846). C’est donc ce format particulier que nous avons mis au centre de notre étude, d’autant que le format de la nouvelle semble être éminemment représentatif de la culture littéraire victorienne, laquelle fait la part belle à une littérature sérialisée qui paraît dans les nombreux magazines de l’époque tels que All The Year Round, The Strand, The Cornhill Magazine et bien d’autres. Ces textes courts, qui peuvent souvent être publiés en une fois dans un unique numéro, jouissent d’une très large diffusion et ont donc une place importante dans le paysage littéraire victorien, tout en contribuant à la formation du goût littéraire du lectorat de l’époque.

Ainsi, afin d’explorer ce sujet de la place des professions et de la spécificité de leurs discours dans l’œuvre de ces trois auteurs, notre étude se fera selon un plan général en trois grandes parties, divisées elles-mêmes en deux chapitres chacune. Il s’agira tout d’abord, afin de délimiter les contours de notre objet d’étude, de préciser la définition des professions et ses diverses implications, puis d’observer l’évolution de leurs caractéristiques au fil du dix-neuvième siècle, d’un point de vue social mais aussi littéraire. Ensuite, nous mettrons en place une typologie des narrateurs et des personnages de professionals rencontrés dans le corpus, avec pour objectif d’une part de cartographier, si l’on peut dire, la présence des professionals, et d’autre part de mettre en exergue les tendances générales qui président à leur description dans l’œuvre de nos trois auteurs.
En second lieu, nous nous tournerons vers la question de l’interprétation des signes, activité constitutive de la spécificité des professions dans leur rapport au réel et à son expression. À cette occasion, nous étudierons successivement le cas de chacune des trois professions, tout en cherchant toutefois à rapprocher les pratiques et les tendances qui semblent devoir l’être. Suite à cela, nous examinerons les usages stratégiques que les membres des professions font du langage comme outil de représentation mais aussi de circonscription du réel. Nous verrons alors comment ceux-ci produisent un discours ritualisé et normalisant, lequel est ancré, à travers le motif du calque, dans la répétition et dans la reconstitution comme moyens de médiation entre les faits et leur récit.
Dans un troisième temps, nous montrerons comment les écarts et les décalages occasionnés par les manquements fréquents d’un tel discours peuvent induire une mise en tension entre le réel et ses représentations. Il s’agira par ailleurs de souligner le fait que cette mise en tension se traduit par la prolifération de versions et de réécritures au sein même du texte, lequel, sous l’effet de sa propre multiplicité, se déchire, se dédouble et se fragmente. Enfin, nous mettrons en exergue les tendances qui font la spécificité de la vision des professions que chacun des trois auteurs livre au lecteur au fil de son œuvre. Nous traiterons alors plus précisément la question de l’impuissance face à la maladie et à la souffrance chez Le Fanu, de la toute-puissance de mises en scènes assujetties à des modèles issus de la littérature à sensation chez Wilkie Collins, et de la promotion d’un idéal de service parfois contradictoire chez Conan Doyle.

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