Nov 14 - Sophie Léchauguette - Université Bordeaux Montaigne

Traduire des livres. Parcours de formation à la traduction pragmatique pour l'édition.

Doctorant: Sophie Léchauguette

 

Date : 14 novembre 2015
Horaires 14h00
Université Bordeaux Montaigne
salle des Thèses. Bâtiment Accueil 2ème étage
Domaine universitaire 
Esplanade des Antilles 33607 Pessac cedex

 

Résumé

Traduire des livres
Parcours de formation à la traduction pragmatique pour l’édition

Différente de la traduction littéraire dont l’objet est un texte fait œuvre, la traduction pragmatique, dans l’édition du moins, porte sur un objet complexe composé de messages linguistiques et visuels : le livre. Pour le traducteur littéraire, le texte vaut par ses contenus et sa forme, produisant ensemble l’objet esthétique à traduire. Pour le traducteur d’ouvrages pragmatiques, le texte véhicule des contenus informationnels qu’il lui appartient d’identifier et de transposer en les récrivant selon les exigences formelles définies par le commanditaire de la traduction. La réflexion traductive porte sur le message linguistique dans son découpage et sa mise en forme graphique. Support du message, l’objet livre joue un rôle dans la communication par la manière dont il présente l’information dans l’espace visuel défini par la double page. Le lecteur le saisit du regard et choisit de lire les rubriques dans l’ordre où elles s’imposent à lui. La disposition même du texte et de tout ce qui l’entoure participe du dispositif de communication et influe sur la compréhension du lecteur. Par ricochet, ce dispositif s’invite dans la réflexion traductive. Dans l’édition, le traducteur pragmatique travaille sur un objet qui réunit plusieurs systèmes de signification. Il pratique donc une forme de traduction multisémiotique.

L’édition est un secteur d’activité un peu particulier pour les traducteurs pragmatiques puisque leur spécialisation ne se confond pas avec un secteur économique caractérisé par un domaine de connaissance et une langue de spécialité. L’édition produit des livres qui abordent tous les sujets. La spécialisation ne peut se définir par une thématique unique pour laquelle il est possible de se former en complétant la formation en traduction. Perspective vertigineuse pour qui entreprend de former des traducteurs d’édition. Quels vont être les contenus de la formation ? Que vont devoir apprendre les futurs traducteurs ? Puisque leur véritable spécialisation n’est pas un domaine spécialisé dans le sens courant du terme, il vaut mieux s’arrêter sur le livre et le discours de l’édition qui sont les plus petits communs dénominateurs présents dans tous les livres du secteur pragmatique de l’édition.

Les traducteurs qui collaborent à la traduction des livres caractérisés par une visée informative ou récréative accomplissent un travail un peu différent de celui de leurs collègues actifs dans les collections littéraires. Le texte maquetté, divisé en rubriques et illustré ne peut être correctement traduit sans prendre en compte les relations qui s’établissent entre ses différentes composantes. L’ensemble du dispositif graphique, ou si l’on préfère de la maquette, influence la lecture et la manière dont le lecteur construit le sens. C’est donc bel et bien le livre que l’on traduit. Le livre englobe le texte mais ne s’y réduit pas. L’action du traducteur, même si elle consiste principalement à produire un texte transmettant les mêmes contenus informatifs que le texte de départ, porte aussi sur le livre. C’est d’ailleurs, le livre qui fait l’objet des contrats de traduction.

Invisible pour l‘observateur extérieur qui se contente de comparer des textes en langue de départ et en langue d’arrivée, la traduction d’un livre donne lieu à un paratexte comportant les échanges entre le traducteur et le donneur d’ordre. Ce paratexte est particulièrement riche quand l’ouvrage à traduire s’inscrit dans une collection. L’harmonisation des choix de rédaction d’un ouvrage à l’autre, ou entre les différentes parties d’un ouvrage confiées à plusieurs traducteurs donne lieu à la production de documents dont l’étude révèle des aspects méconnus du travail des traducteurs. On s’aperçoit que souvent l’éditeur préempte certains choix du traducteur en imposant un vocabulaire ou une orthographe, voire des tournures grammaticales. Des commentaires ou des corrections effectuées lors de relectures de traduction font entrevoir la part d’énonciation éditoriale qui tend à normaliser le texte de la traduction dès que le tapuscrit s’écarte des normes discursives attendues.

Les documents produits et les échanges entre éditeurs et traducteurs forment une littérature grise difficilement accessible aux observateurs extérieurs. En exploitant ces documents issus de sa pratique, le traducteur reprend les méthodes de la critique génétique et offre un témoignage rarement disponible aux traductologues. Cette contribution fait apparaître la part d’énonciation éditoriale dans la rédaction de la traduction. Elle montre aussi comment le traducteur prend part à la fabrication du livre par des suggestions portant sur la mise en page et l’organisation du livre. Les éditeurs apprécient que des traducteurs prennent l’initiative de critiquer les livres en traduction, en particulier s’ils refont la maquette. C’est de plus en plus rare, puisque plus coûteux qu’une co-édition où le texte traduit vient remplacer le texte de départ. Dans le premier cas, le traducteur peut signaler des rapprochements nécessaires entre texte et image, demander des déplacements ou des suppressions d’illustrations. Dans le second, la présence d’illustrations contraint la rédaction de la traduction. Le texte doit rendre compte de l’image, quand bien même, pour diverses raisons d’adaptation culturelle, il serait souhaitable de pouvoir l’occulter.

Il faut pénétrer dans les coulisses de l’édition et suivre le processus de corrections du tapuscrit pour comprendre les écarts que l’on constate parfois entre le texte traduit et l’original. La traduction pragmatique pour l’édition entre dans la catégorie des « traductions masquées ». Le texte de la traduction est lu comme un original. Il importe donc de l’adapter aux réalités culturelles des lecteurs en intervenant sur la rhétorique de l’auteur si elle se démarque trop de la rhétorique attendue. Il en va de même pour les contenus informationnels quand la réalité extra-linguistique des lecteurs de la traduction diffère par trop de celle décrite dans le livre de départ. Dans le cas concret des guides pratiques et manuels divers, la disponibilité des fournitures et matériaux dans le pays destinataire de la traduction est à prendre en compte.

Il s’ensuit que la formation des futurs traducteurs est pour une bonne partie une préparation à traduire dans des circonstances et avec des critères d’appréciation très différents de ceux des exercices de traduction que sont le thème et la version, et aussi différents de ceux de la traduction littéraire. En d’autres termes, l’apprentissage de la traduction passe par la socialisation des jeunes traducteurs. Après avoir donné la parole aux éditeurs à travers la présentation de documents professionnels, nous la donnons aux étudiants dont nous avons recueilli les réactions à la lecture de ces consignes. Comme dans nos cours, nous avons tenté de faire dialoguer les différents interlocuteurs. Avant d’apprendre à rédiger selon les critères en vigueur dans l’édition, il faut les découvrir et comprendre le rôle du traducteur dans la chaîne de production du livre. On s’aperçoit alors que la traduction professionnelle demande de multiples compétences au-delà de la seule compétence traductive au cœur du métier. Comme les traducteurs ne bénéficient pas d’un apprentissage au contact de leurs collègues, puisqu’ils travaillent à domicile, la formation doit intégrer la dimension de socialisation au perfectionnement des techniques de traduction.

Notre approche pédagogique s’est construite en fonction de nos étudiants. Elle part d’un bilan des connaissances et compétences en début de parcours. Elle analyse le chemin à parcourir et les compétences à développer pour obtenir un contrat de traduction en fin de formation. Constatant un décalage entre la réalité du métier et la notion que les apprenants en ont, il est apparu nécessaire d’imaginer un dispositif intégrant la réflexion traductive et la socialisation du traducteur pour former au métier de traducteur. Les séances s’organisent donc autour de la découverte des livres pragmatiques. L’analyse des rubriques et de leurs fonctions communicatives placée sous la double influence de la théorie de la déverbalisation et de la théorie du skopos permet de présenter la traduction comme une réécriture d’un livre destiné à circuler comme un original et non comme la reproduction d’un texte de départ. Les différentes tâches de communication, de traduction puis de rédaction sont scénarisées. La contextualisation, en référence à des situations professionnelles vécues, permet de faire évoluer l’image du métier et de la rapprocher de la réalité. Un cours de traduction pragmatique pour l’édition doit accorder une large place à l’apprentissage de l’écriture « de commande » qui unifie la production éditoriale. Très décrié, ce français de l’édition, parfois qualifié « d’écriture blanche » voire de « désécriture » n’est pas nécessairement une langue anémique ou aseptisée. En tant qu’institution, l’édition joue un rôle normatif visant à une hypercorrection grammaticale et à une acculturation des textes de départ. Quand il est bien fait, ce travail n’est pas synonyme d’appauvrissement. Au contraire, les éditeurs apprécient toute initiative de rédaction capable d’enrichir le texte de départ par un travail sur la langue. Dans ce contexte pré-professionnel, le devoir final est un bout d’essai qui préfigure la réalité professionnelle. Son évaluation devient un levier de socialisation. Au fur et à mesure de la progression, le formateur prépare les étudiants à auto-évaluer la qualité de leur prose pour les rendre capables de le juger avec l’œil d’un éditeur en recherche de traducteur. Les étudiants se métamorphosent en jeunes professionnels indépendants prêts à se poser en collaborateurs d’une maison d’édition.

Il nous semble nécessaire de développer l’enseignement de la traduction pragmatique pour l’édition, centrée autour du livre, ce qui inclut la rédaction, car la production d’une traduction qui s’inscrit dans le discours éditorial unifie la pratique de la traduction pragmatique dans ce secteur. Or, à l’heure actuelle, l’organisation de l’université française en filières de langue orientées vers la littérature (LCCE) ou vers des applications spécialisées (LEA) laisse de côté ce pan de l’activité éditoriale qui se situe entre les deux. Et c’est dommage car si l’offre dépasse la demande dans le secteur littéraire, c’est l’inverse dans le secteur pragmatique. Il y a encore des débouchés mais la formation reste à créer.

 

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