Déc 7 - Yannick Mosset - Université Bordeaux Montaigne

La trame contingente. Stylistique du possible aux origines du roman en vers (XIIe siècle)

Doctorant: Yannick Mosset

 

Date : 7 décembre  2015
Horaires 14h00
Université Bordeaux Montaigne
Salle des thèses- Bât accueil 2ème étage
Domaine universitaire 
Esplanade des Antilles 33607 Pessac cedex

Résumé

Ce travail s’est construit à partir d’une hypothèse et de départ et d’une certaine conception du style. L’hypothèse initiale était que le roman se caractérise par l’importance qu’il donne au possible : l’action romanesque se définit comme non déterminée par la fatalité et le personnage romanesque est considéré comme pourvu de libre arbitre. Dès lors, à partir du moment où le roman se focalise sur l’individu, un des enjeux des textes romanesques serait d’étudier comment le protagoniste gère et assume la contingence du réel auquel il est confronté, et sa responsabilité vis-à-vis de cette contingence, puisque les décisions qu’il prendra seront forcément accomplies sous sa responsabilité. Cette hypothèse a été explorée sous l’angle du style, ce dernier étant considéré comme témoin et produit du processus d’individualisation de la langue lorsqu’elle est incarnée en discours et, plus particulièrement, dans une œuvre. Il s’agit d’une conception volontairement large et synthétique, appuyée essentiellement sur la théorie de la « diagonale du style » d’A. Jaubert : dans le processus d’individualisation, plusieurs moments peuvent être isolés qui sont autant d’acceptions et de définitions différentes du style. Il a semblé alors pertinent d’étudier le possible suivant plusieurs de ces acceptions : le passage de la langue à un discours individualisé (il s’agit du concept d’idiolecte, a priori une forme purement linguistique d’individualisation), le passage de la langue à un discours expressif (il s’agit du concept de forme « marquée ») et enfin le passage de la langue à une œuvre (il s’agit de l’appréhension littéraire du style). Ce dernier moment peut lui-même se diviser puisque, dans le processus de création formelle de l’œuvre, les influences stylistiques peuvent jouer à (au moins) deux niveaux théoriques : celui du genre et celui de l’auteur. De ce point de vue, l’approche du possible dans le roman a été double : y a-t-il des constantes génériques dans le traitement stylistique du possible ? et y a-t-il des singularités auctoriales ?
La notion de genre a été appréhendée suivant une conception non-essentialiste et évolutive, dans la lignée des théories de H. R. Jauss ; ainsi, le corpus choisi n’a pas été défini autour de critères génériques stricts (par exemple en se focalisant sur le roman arthurien) mais, au contraire, il comporte des œuvres considérées par la tradition critique comme des jalons dans la naissance du roman. Deux premiers sous-corpus sont d’ailleurs souvent considérés comme n’étant pas encore des romans ; il s’agit des « chroniques » de Wace (Roman de Brut et Roman de Rou) et de deux romans antiques (Roman de Thèbes et Roman d’Énéas). Deux autres sous-corpus relèvent en revanche plus nettement du roman : il s’agit des romans tristaniens (de Béroul et de Thomas) et les romans de Chrétien de Troyes. La nature même du corpus est déterminée par la volonté de pratiquer une stylistique historique, visant à rendre compte du caractère diachronique de l’emploi des formes : la volonté était de saisir comment le roman s’est peu à peu constitué et, plus précisément au vu de l’angle d’attaque choisi, comment le traitement du possible par chacune de ces œuvres témoigne de la constitution progressive d’un genre.
L’investigation nécessitait évidemment de définir plus précisément la notion de possible. Or, au vu la dualité de l’approche stylistique, entre linguistique et littérature, la définition du possible n’a pas exactement été la même tout au long de l’étude. Lorsque l’approche était linguistique ou relevait d’une stylistique précise, portant sur des faits très ponctuels, c’est plutôt une définition linguistique qui a été adoptée : le possible est défini à partir de la théorie des mondes possibles et il désigne, globalement, tout ce qui n’appartient pas pleinement au monde réel ; la définition est alors vaste, puisqu’elle inclut trois ensembles : 1) l’ultériorité, par nature encore non-actualisée ; 2) la contrefactualité, dont la possibilité d’existence est purement théorique ; 3) la virtualité, dans le sens où la généralité d’un procès le situe dans plusieurs mondes possibles. Toutefois, dans la pratique, ce sont surtout les acceptions 1) et 2) qui ont été étudiées ; en effet, celles-ci, et surtout la première, s’approchent plus de la seconde définition du possible qui a été utilisée dans la partie plus proprement littéraire de l’étude. Cette partie s’est concentrée sur les préalables à l’action, qui n’ont de pertinence que si l’action n’est pas déterminée et si le protagoniste dispose de son libre arbitre. Dès lors, utiliser la définition du possible comme « futur contingent » était pertinent au vu du corpus, mais aussi d’un point de vue plus général, puisque cette définition, issue de la pensée de la dialectique, a une valeur historique et était utilisée en tant que telle au Moyen Âge ; elle désigne tous les futurs non-déterminés et, ce qui inclut les actions issues du libre arbitre des individus.

Mon objectif était donc d’étudier le possible suivant les différentes « saisies » opérées sur ce continuum individualisateur qu’est le style, dès lors qu’on le considère comme un processus et non une donnée brute. La langue n’a pas été étudiée en tant que telle, mais dans son articulation avec le discours, dans un premier temps : le style commence à émerger dès lors que la langue s’actualise dans le discours. L’étude de trois faits de langue (futur, futur II et propositions circonstancielles) a permis, dans une optique référentialiste, de sémantiser des formes : il s’est agi, dans un premier temps, de définir le sens que prennent des formes spécifiques dans un corpus donné, délimité par l’appartenance à un genre (défini de manière large). Le futur se ramène ainsi à l’expression de l’ultérieur présenté comme linéaire : le procès ultérieur se situe dans un monde des attentes m* et le locuteur ne doute pas de sa réalisation (ou, en tous cas, ne présente pas cette réalisation comme douteuse). La définition du futur II a été reprise à K. Vetters : il s’agit de l’ultérieur du non-actuel ; les effets de sens se répartissent alors entre le « futur du passé » (ou « conditionnel-temps ») et l’inscription du procès dans une ultériorité modalisée et/ou virtualisée (le « conditionnel-mode »). Enfin, la conjonction se a été définie comme signifiant que le procès exprimé dans la subordonnée et celui exprimé dans la principale appartiennent au même monde possible.
Dégager la racine sémantique d’une forme a été l’occasion de pouvoir en décliner les effets de sens, donnant une première vision, a priori objective, de la pratique discursive : les formes linguistiques sont d’abord des outils permettant à des locuteurs de transmettre une idée. Mais, d’emblée, dans ce processus de sémantisation, des jeux apparaissent dans l’équivalence forme/sens ; le cas est sans doute le plus net pour le cas des « systèmes hypothétiques », dont l’organisation est notoirement floue, voire confuse : un formidable réservoir de formes est à disposition des auteurs. Dès lors, un premier processus d’individualisation, de nature idiolectale, peut se mettre en place : certains auteurs cherchent à rationaliser le système et à répartir de manière satisfaisante les équivalences fond/forme (le cas est net chez Wace, un peu moins chez Chrétien) ; d’autres au contraire ont un emploi plus hésitant, révélant que leur travail de la langue ne se caractérise pas par une volonté de stabiliser un système linguistique fluctuant (l'Énéas en est un exemple). Par ailleurs, au sein de cette fluctuation, des équivalences sémantiques de formes différentes permettent de dégager des formes marquées ; toujours pour conserver l’exemple des systèmes hypothétiques, pour l’effet de sens « potentiel du futur », une forme non-marquée est possible (se + indicatif présent / futur) et deux formes marquées sont possibles, l’une actualisatrice, souvent pour des raisons expressives (se + indicatif présent / indicatif présent) et l’autre modalisatrice, pour des raisons expressives et/ou signifiantes (se + indicatif imparfait / futur II).

Dans une seconde partie, le processus du style a été étudié dans le mouvement créateur de l’œuvre, lorsque les faits de langue sont incarnés dans une textualité d’ordre littéraire. Une double approche a alors été pratiquée, successivement, afin de rendre compte des facettes de l’objet style. Dans un premier temps, le style a été étudié à partir de micro-phénomènes (formules, interventions narratoriales) permettant une analyse précise dégageant des stylèmes ; ceux-ci ont pu alors être intégrés dans un schéma explicatif d’ordre historique et générique : le stylème acquiert sa pertinence suivant trois angles d’approche qui peuvent se superposer : 1) le stylème se démarque par une apparition historique identifiable ; 2) le stylème se démarque par une appartenance générique stable ; 3) le stylème se démarque par une singularisation auctoriale nette. Évidemment, une telle présentation simplifie la difficulté de l’étiquetage des stylèmes en pratique, mais un certain nombre d’occurrences ont pu rentrer sans trop de peine dans ce cadre explicatif. Par exemple, la forme Or verrai qui… est typiquement romanesque ; mais, au sein du genre romanesque, Béroul se singularise en l’exploitant de manière parodique. Certains faits de langue ne rentrent cependant dans aucune catégorie (ils relèvent alors du discours littéraire, le niveau hiérarchique supérieur à ceux que j’étudie), ou alors leur fonctionnement est plus complexe (notamment lorsque la répartition se fait non pas selon des oppositions nettes de présence/absence, mais selon des proportions statistiques).
Le point commun des approches menées jusqu’ici a été de tenter de rendre compte, autant que faire se peut, du statut particulier de la textualité médiévale. La variance, essentielle dans l’appréhension ontologique de l’œuvre médiévale, est un formidable réservoir d’analyses qui peuvent être autant de défis au critique. D’un point de vue linguistique, elle permet d’appréhender plus finement le sens des formes : la variante suppose une proximité sémantique qui n’est pas forcément une équivalence stricte, et la prise en compte de ces commutations permet d’affiner les hypothèses émises. D’un point de vue littéraire, elle force le critique à vérifier chaque fait de langue analysé et à rendre compte de ses variations potentielles ; mais cela permet d’ajouter un niveau de plus à l’analyse de l’individualisation (des idiolectèmes et des stylèmes de manuscrit : par exemple, tel manuscrit transforme le futur II des questions rhétoriques en futur) et de penser le sens de l’œuvre comme une dynamique : telle variante, significative, implique que le roman, dans l’expérience de la lecture, a été perçu différemment par certains lecteurs par rapport à d’autres.
Le second temps de la seconde partie a été consacré à une analyse plus littéraire du style, impliquant une échelle large et un investissement subjectif personnel plus important : la stylistique devient alors critique littéraire. Dans le corpus, le possible permet souvent d’expliquer l’action des protagonistes en se situant en deçà de l’action, au moment où elle n’est encore qu’un futur contingent. De ce point de vue, la conception de l’action impliquée rejoint à la fois la théorie sémiologique contemporaine, qui a bien montré qu’en termes modaux le faire n’est que le produit d’un processus impliquant d’autres modalités préalables, notamment le vouloir et le pouvoir, et à la fois la théologie médiévale qui, en essayant de définir ce qu’est un péché, a dû théoriser l’action en se focalisant sur la question de la volonté et de l’intention. Deux thèmes principaux ont pu alors être dégagés. Le premier concerne les réalisations textuelles du motif narratif de la prise de décision ; j’ai souligné l’importance de ce motif dans les textes du corpus, notamment dans les cas d’œuvres traduites : l’action est souvent annoncée et motivée ; mais cette motivation peut prendre différentes formes, qu’elle survienne spontanément chez le protagoniste, lequel réfléchit à son action face aux circonstances, ou qu’elle soit le produit d’une influence extérieure. Le second thème concerne le motif de la contingence ; mon hypothèse de départ était que la contingence est un trait définitoire du roman et j’ai analysé son émergence progressive dans le corpus, par un double mouvement d’érosion progressive des visages de la fatalité (prophéties problématiques, influences divines réduites) et d’émergence d’une forme de plus en plus nette d’incertitude.
Ces résultats relèvent alors d’un des objectifs de la recherche, qui était de déterminer comment se comporte le roman à sa naissance, dans une perspective historique. Un mouvement évolutif général peut se dégager : statistiquement, les formes d’ultérieur problématiques (futur II et systèmes hypothétiques) sont de plus en plus représentées et distinguent le roman d’autres genres comme la chanson de geste, qui privilégient le futur non-problématique (futur et impératif) ; thématiquement, on a vu comment des éléments romanesques se mettent en place. Ainsi, il apparaît que les romans tristaniens et arthuriens s’insèrent dans un mouvement net ; il y a donc des points de rupture entre ces deux sous-corpus et ceux constitués par les œuvres de Wace et les romans antiques. Toutefois, il y a aussi des éléments nettement constants. Au vu de ma conception dynamique et évolutive du genre, la question n’a pas alors été de trancher l’étiquetage générique des œuvres de mon corpus, mais de rendre compte de ces œuvres en tant qu’objets littéraires individuels : il s’agit de déterminer comment les éléments romanesques sont exploités et agencés dans une œuvre, et non à partir de combien de ces éléments une œuvre peut proprement être appelée « roman ».
Ainsi, le roman se constitue en sélectionnant et en traitant certains aspects du possible. Le recentrement du roman sur un personnage principal, le héros, fait que la volonté de ce dernier devient centrale ; les processus décisionnels deviennent donc essentiels, qu’ils déterminent l’action du protagoniste principal ou, au contraire, qu’ils soient issus d’autres protagonistes interagissant avec le héros. Mais ce recentrement se fait souvent sur le mode de la complexité : la volonté héroïque devient alors problématique et difficile à appréhender. Enfin, la construction du roman, qui laisse la part belle à l’intrigue, oblige à confronter le personnage à une forme d’incertitude qui peut créer, suivant les effets voulus par l’auteur, du mystère ou du suspense.

 

 

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