Déc 17- Régine Foloppe Ganne - Université Bordeaux Montaigne

Baudelaire et la vérité poétique

Doctorante : Régine Foloppe Ganne

 

Date : 17 décembre  2015
Horaires: 14h00
salle des thèses
Bâtiment Accueil 2ème étage
Esplanade des Antilles 33607 Pessac cedex

Résumé:

Notre hypothèse de travail est la suivante : sous le couvert d’un pacte de fausseté et de jeu, Baudelaire met en œuvre le passage vers une poésie qui, pour s’interroger désormais profondément sur elle-même (fondements, référents, métamorphoses, essence et nécessité), exige et engendre sans cesse son foyer propre de vérité, au-delà de tout système. Ainsi, à la différence de ses prédécesseurs, le poète ne fait plus porter principalement son attention, ses efforts, ses doutes et soupçons, sur la portée lisiblement et socialement constructive de ce qu’il écrit, mais sur le rapport entre une apparence poétique ou artistique qui se tient (la figure, l’image) et le tréfonds de l’homme, soit un certain effondrement. La perspective esthétique et morale que nous cherchons donc à définir dans l’œuvre baudelairienne interroge le lien de la parole avec celui qui l’émet d’une part, et celui qui la reçoit d’autre part : la mise en cause de la langue en tant que vecteur effectif est donc posée, ainsi que la recherche anxieuse qui l’accompagne. À la fois nés et déjà distanciés du Romantisme, ce nouveau point de mire et cette réflexivité libèrent, exacerbent et menacent le poétique : c’est ainsi qu’à travers les motifs de l’hypocrisie, du mensonge, du masque, et de l’art lui-même, le poète défie cet idéal au fur et à mesure qu’il l’initie, tout en vivant une véritable passion poétique dans laquelle il s’investit et se consume, corps et esprit, non sans une forme d’intégrité.
Tels sont les paradoxes envisagés. En quels termes peut-on parler de vérité poétique dans l’œuvre de Baudelaire ? En extrait-il l’idée vers un déploiement et une postérité assurément fertiles, ou bien l’étouffe-t-il dès sa source dans la clairvoyance qui le caractérise ? Une telle lucidité peut-elle travailler contre l’authenticité du geste artistique ? Où, quand et comment se joue donc le vrai du poème ? Pourquoi et vers quoi ? En quoi l’œuvre trouve-t-elle à travers ce fil une cohérence particulièrement éclairante en tant qu’initiatrice de la modernité ? Mais également, avec quelles limites ? Comment et pourquoi le sens poétique peut-il et doit-il échapper au souci dialectique, donc se jouer pareillement des travestissements et de toute adhérence systématique - notamment d’une fidélité à toutes les évidences de gravité ? Il s’agit donc de tenter de comprendre en quoi le poétique, à partir de Baudelaire, et conséquemment à son travail, dans les transports et substitutions qu’il suppose, dans son improuvable et sa mystification, mais également dans la rigueur qui le caractérise, peut-être mis est en rapport avec le vrai, non pas selon des systèmes constants extérieurs et préalables, mais selon des entrées, des perspectives interférant avec la parole créatrice, notamment avec l’expérience de l’inspiration, de la composition, et de la lecture du symbole. Puisque telle vérité ne peut évidemment pas être posée comme un théorème ou axiome positivement prouvés et applicables, elle ne sera donc pas envisagée à travers un prisme théorique et philosophique précis, mais bien confrontée méthodiquement à la littérarité du texte, au poème, en ce qu’il présente et initie une forme d’existence intrinsèque, dont l’originalité et le paradoxe seraient précisément de ne pas être positive, au sens d’appuyée sur quoi que ce soit de préjugé, où tendue à dessein vers un objectif prescrit.
L’investigation s’appuie sur l’ensemble du corpus poétique baudelairien, en associant le plus rigoureusement possible ses deux niveaux. En effet, si notre recherche appelle un travail essentiellement nourri des poèmes (en vers comme en prose), elle s’appuie également sur l’analyse de tout le pan métalinguistique (essais, notes) ou épistolaire de l’œuvre baudelairienne en tant que réflexion sans précédent. Celui-ci, en effet, accompagne et analyse assidûment le processus et le souci mis en œuvre dans cet engagement à la fois personnel et historiel.
De l’observation vigilante d’un tel corpus, nous dégageons cinq grandes étapes pour éclairer les problématiques énoncées. Dans un premier temps, il s’agit de comprendre pourquoi émerge cette poétique baudelairienne soucieuse de vérité, et comment elle s’articule avec un contexte sociohistorique et littéraire qui la rend prégnante. Nous évoquons ainsi les incomplétudes et fractures d’un siècle, dans ses héritages et avancées esthétiques : croyances, ambitions, et « Chimères », épinglées comme telles par Baudelaire. C’est à travers le prisme extrêmement riche, complexe, et chronologiquement étendu du romantisme que nous nous interrogeons successivement sur les interférences qui existent entre la poésie et les divers étalons de vérité particulièrement vigoureux au XIXème siècle : la religion, les sciences, la morale, le moi. En ces termes, nous analysons donc ce qui a pu stimuler une recherche baudelairienne d’enjeux fondamentalement poétiques qui, pour ne plus rien devoir ni aux bienséances, ni à la tyrannie du progrès, ne relèvent pour autant ni de la désinvolture, ni de la fuite. C’est pourquoi, dans une seconde phase, nous analysons le processus poétique pensé et mis en œuvre par Baudelaire en tant que dynamique existentielle. Nous nous attachons à montrer en quoi et comment le poète et le critique en révèlent les enjeux cognitifs et humainement identitaires, dégageant par là une poétique de la présence. Nous nous efforçons de distinguer les particularités, la complexité et la puissance clairvoyante de cette notion telle qu’elle apparaît dans l’œuvre et la pensée en question, c’est-à-dire ne se confondant jamais avec l’immédiat. Partant de cette analyse, selon laquelle le poétique se définit précisément comme ce qui est signe et révélateur exemplaires des profondeurs de la condition humaine, nous nous interrogeons ensuite sur les conséquences d’une telle conception en termes d’esthétique : troisièmement, donc, sur la manière dont Baudelaire aborde la question des relations entre beauté et vérité. Il convient d’observer le positionnement critique du poète par rapport aux grands critères traditionnels rapprochant ces deux notions : l’Idéal, la nature, l’unité, retiendront alors notre attention. Nous précisons ainsi l’acception baudelairienne du beau impur afin de voir en quoi cette essence nouvelle résonne avec le vrai, le sens, et la connaissance, attisant la beauté poétique comme un foyer actif et angoissant, au-delà d’un plein objet de contemplation. Nous intéressant particulièrement à certaines modalités stylistiques façonnées par une telle perception dans la langue baudelairienne, nous articulons plus particulièrement le quatrième temps de cette étude vers la portée et les résonnances du poème en prose en tant que « pendant » à l’œuvre en vers, c’est-à-dire en tant que recherche à la fois fiévreuse et réfléchie d’une complétude poétique. Il s’agit de comprendre en quoi le travail de la prose, dans sa violence, ainsi que dans ses interférences avec les formes plus fixes, au-delà d’une perspective intensive, invente et étend des passages irréductibles entre le poète, son art, leur sens et leur nécessité ; en quoi il interroge l’identité poétique au-delà des contours employés. Cette étude de la prose comme extension de l’entendement poétique s’intéresse notamment à l’affinité étonnante et typiquement baudelairienne entre rythme et imprévisible. Cela conduit à l’axe qui est aussi le parti pris final de notre étude : à savoir, qu’il existe une pratique baudelairienne du jeu en tant que cœur poétique et accès à un inconnu véritable. Notre cinquième chapitre s’attache donc à montrer par quels biais l’acte poétique, tel que le présente et sonde l’auteur, appelle et intègre un et du jeu, dont les retombées créatrices amènent à percevoir un espace neuf, libre, infini et profond, de l’homme et de sa langue, permettant à ce dernier un accès à sa condition déchue qui soit à la fois engagé et autre que le seul figement tragique. Il faudra donc définir ce jeu dans sa modalité proprement poétique. Nous indiquerons les ressorts d’une telle humeur, jusqu’à établir et préciser au sein de l’œuvre l’importance du jouet (et du jouer) comme figuration privilégiée d’une pensée allégorique, non pas ludique, mais soucieuse de l’inapparent et de l’imprévisible de l’âme. Finalement, nous dégageons un idéal baudelairien d’espacement, de « bouffonnerie », et de don. Ceux-ci définissent et constituent en effet au mieux, d’après nous, l’existence et les préconisations d’un art baudelairien qui, pour rester toujours en symbiose avec l’irrémédiable de la condition humaine, recèle et offre sans dédain la liberté incarnée de l’artiste : son apport, en retour conséquent du monde et au monde.

 

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