Déc 05- Estelle Patoyt - Université Bordeaux Montaigne

Ecriture de l'aventure et quête identitaire dans l'oeuvre de l'écrivain chilien Francisco Coloane (1910-2002)

Doctorant : Estelle Patoyt

 

Date : 05 décembre  2015
Horaires 14h00
Université Bordeaux Montaigne
Salle des thèses- Bât Accueil 2ème étage
Domaine universitaire 
Esplanade des Antilles 33607 Pessac cedex

Résumé

 

Notre thèse vise à montrer de quelles manières les récits de Francisco Coloane contribuent à la définition d’une identité régionale australe à travers la représentation inédite d’un espace des marges, à savoir, la XIIème Région de Magallanes et de l’Antarctique chilien. Isolée du reste du territoire, de ces centres, cette périphérie est méconnue et dépourvue de toute réalité consistante dans l’imaginaire collectif national. Dans ces textes, l’écrivain chilote s’attache à décrire les traits essentiels de la nature et des hommes caractéristiques à cette région complexe, difficile à déchiffrer, tant dans sa configuration géographique que dans les mouvements de son histoire. Ces traits sont recueillis à travers la peinture de sociétés humaines dont le mode d’existence est déterminé par leur environnement. L’écriture porteuse de cette représentation témoigne dans le même temps d’une volonté de lever le voile sur ce qui se cache derrière cette réalité inaccessible et fantasmée. Coloane propose ainsi à son lecture une aventure reposant essentiellement sur une rencontre avec l’autre austral.
Dans cette étude, nous examinons d’abord le rôle de l'expérience personnelle de Coloane, en faisant dialoguer ses récits autobiographiques et ses récits de fiction, un dialogue qui témoigne d’une constante interférence du souvenir dans ses écrits. L’expérience empirique des lieux de l’enfance, sur l’île de Chiloé ainsi que celle de l’extrême sud du Chili, se révèlent alors un préalable nécessaire à l'élaboration de son œuvre littéraire, qui ne fut que seconde dans la vie de Coloane. Héritier de la culture chilote, il a découvert ensuite en Patagonie des hommes, mais surtout des lieux et une nature extraordinaires qui l’ont marqué à jamais et sont au fondement de la création d’un univers poétique unique.
Dans un second temps, nous abordons l’écriture de l’aventure en mer australe en tant qu’elle est pour Coloane une manière privilégiée et particulièrement dynamique d’exprimer les liens essentiellement agonistiques qui caractérisent la relation de l’homme austral à son milieu. Grâce à l’invention de héros australs se confrontant physiquement et symboliquement à l’élément marin, et à la représentation de trajectoires romanesques emblématiques du destin d’une communauté, Coloane décrit des quêtes identitaires, à la fois personnelles et collectives et aux dimensions multiples. Egalement, raconter des aventures permet à l’écrivain de relier, par le détour de la fiction, des lieux entre eux, de dessiner une carte, à travers le voyage et le parcours du territoire austral.
Dans le même temps, c’est au sein de l’espace marin que la littérature de Coloane prend une dimension universelle car l’aventure en mer, en imposant à l’homme une lutte permanente avec la mort, avec sa propre finitude, mais aussi avec le mal qui l’habite, prend une dimension métaphorique, un sens existentiel, et devient l’occasion de questionnements métaphysiques et moraux. Pour mettre en valeur ces divers aspects des récits d’aventures de Coloane, nous avons choisi de centrer notre réflexion sur deux de ses romans dans la mesure où ils sont représentatifs de l’esthétique et de la pensée de l’écrivain chilote.
Les enjeux de l’aventure telle que l’écrit Coloane ne sont pas seulement ontologiques : ses récits proposent au lecteur une aventure intellectuelle pleinement ancrée dans le contexte physique et culturel australs. Nous montrons ainsi comment celui-ci est guidé par des narrateurs ou personnages savants, géographes, naturalistes et ethnologues, détenteurs de connaissances sur le monde austral mais également enquêteurs de terrain. Les textes se révèlent ainsi les médiums d’un vaste savoir sur la région australe, dont ils réalisent la transmission en s’adressant tout autant à la raison, à l’intelligence et à la curiosité du lecteur qu’à son imagination, cette dernière se révélant un outil de compréhension et d’exploration complémentaire, mais également nécessaire, de la richesse et des spécificités d’un univers unique. Ils participent ainsi de la saisie d’un monde qui reste toutefois mystérieux dans la mesure où la nature australe, tout comme les hommes qui composent la micro-société des travailleurs du grand Sud, se caractérisent par une opacité essentielle. Coloane montre ainsi les limites des discours positivistes par lesquels certains hommes ont essayé de dire le monde et de l’épuiser.
Dans un dernier mouvement, nous mettons en lumière les enjeux culturels et politiques de la quête de vérité qui sous-tend l’écriture de Coloane. Celle-ci doit s’entendre également comme un désir de rendre la justice aux habitants australs qui en ont été privés à un moment précis de leur histoire. Les textes s’attachent en effet à donner une visibilité aux ouvriers oubliés de l’histoire officielle ainsi qu’aux habitants originels de l’extrême sud du Chili, les Indiens australs, décimés par les promoteurs de l’exploitation industrielle de la région. Sa littérature, essentiellement tragique, se charge alors d’une dimension critique particulièrement sensible lorsqu’il s’agit de dénoncer les crimes subis par ces populations traitées de manière cruelle et injuste. Deux textes sont au cœur de cette démonstration : El guanaco blanco, un roman consacré à la tragédie des Indiens onas et à leur extermination, et la nouvelle « De cómo murió el chilote Otey ». Ces deux textes font revivre au lecteur les grands épisodes historiques de la région australe. Tandis que le premier déploie de multiples voix toutes porteuses de vérité sur le drame des Onas, sur l’extrême violence qu’ils ont subie ainsi que sur le métissage forcé, le second propose une immersion au cœur du mouvement de revendication ouvrier qui a marqué la fin du XIXe s. et le début du XXe s. dans la région de Magallanes. Le récit de l’histoire locale se fait est centré sur la figure d’un Chilote érigé en héros, qui devient l’emblème de ces nombreux héros anonymes qui ont participé activement aux grandes grèves de cette époque, lesquelles se sont achevées dans le sang.
Dans cette double perspective heuristique et critique, Coloane dévoile une réalité tragique longtemps occultée par le voile d'une utopie qui a fait des confins chiliens une terre avant tout romantique. Il rend également hommage à ces hommes en commémorant leurs actions, leur spiritualité, leur mode de vie, parfois en la valorisant et en la tendant comme modèle digne d’être suivi (c’est le cas des Indiens) ; d’autres fois en en montrant la sombre réalité (c’est le cas des travailleurs des estancias ou autres hommes échoués dans le grand Sud, voués à un nomadisme et une errance permanente, emmurés dans un silence presque permanent, frappés par la folie pour certains, débordés par les pulsions criminelles pour d’autres).
Pourtant, tout en se dégageant de ce mythe, Coloane pense la survie de l'identité australe dans la pérennité de liens intimes entre les hommes et leur environnement. C’est là l’essence de la pensée « écologique » de l’œuvre de Coloane qui ne s’exprime pas sous la forme d’un discours idéologique ou militant mais bel et bien par le détour de la fable. Il offre ainsi, de manière oblique, les clés d’un équilibre, d’une harmonie possible et durable entre l’homme et son milieu, sans toutefois nier qu’il existe une opposition irréductible entre la civilisation et le monde sauvage. Coloane fonde cette proposition sur le modèle de vie des habitants primitifs de la région.
Au terme de ce cheminement, nous sommes en mesure de conclure à l’importance fondamentale de l’œuvre littéraire de Coloane dans le processus de formation d’un imaginaire collectif, nécessaire à la construction d’une identité régionale, en l’occurrence, celle des confins australs du Chili.

 

 

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