Déc 04- Stanislas Gauthier - Université Bordeaux Montaigne

Enfermements idéologiques et ouvertures poétiques. Trois écrivains traducteurs de Pouchkine pendant la Guerre froide: Aragon, Landolfi et Nabokov.

Doctorant : Stanislas Gauthier

Date : 04 décembre  2015
Horaires 14h00
Université Bordeaux Montaigne
Salle des thèses- Bât Accueil
Domaine universitaire 
Esplanade des Antilles 33607 Pessac cedex

Résumé

Portant sur la période de tensions politiques extrêmes 1937-1982, cette thèse propose de reconsidérer le statut de la traduction, une activité peu valorisée dont l’objectivité passe souvent pour la règle. Aragon, Landolfi et Nabokov ne cessent de réfléchir à leur position dans le monde à travers l’écriture et ils sont à la recherche d’une fluidité entre la politique et la littérature. Leur activité de traducteur entre dans cette ambition, car la traduction, ouverte sur le monde, en contact avec un héritage littéraire, fait le lien non seulement avec un contexte, mais aussi avec d’autres écrivains qu’ils choisissent. Il s’agit de défendre ici qu’en se situant à la croisée du contexte socio-politique et de l’œuvre littéraire, la traduction est un lieu où les choix du traducteur ne cessent d’intervenir, dans les cas mêmes où ce dernier passe pour désengagé. Les œuvres sélectionnées, le moment de la publication, les directions pratiques et théoriques dans lesquelles le travail du traducteur avance le placent directement en contact avec des champs éditoriaux dont il ne peut se défaire s’il veut que son travail soit connu d’un public. En étudiant trois œuvres traductrices de Pouchkine pendant la Guerre froide, nous avons voulu montrer que cette période révèle le statut de toute traduction et permet de comprendre la spécificité du texte littéraire, notamment après le traumatisme laissé par l’expérience des camps de concentration et d’extermination.
Au terme de cette étude, plusieurs conclusions méritent d’être reprises pour mieux les souligner.
Une présentation des trois circuits éditoriaux principaux de la période, dans la première partie, a montré qu’ils se séparaient sur l’appropriation des textes en fonction des idéologies. La littérature conduit à des points de vue différents selon les communautés interprétatives. Tout en s’apparentant à un point commun entre les idéologies, elle devient un enjeu politique dans la guerre culturelle qui est menée dans la Guerre froide.
La deuxième partie a souligné le rôle politique qu’a joué la traduction pendant la Guerre froide, à la fois instrument de modernisation d’un pays, de relégation et de valorisation de ses écrivains. Certes la période se caractérise par la prise en compte de plus en plus active de la pratique traductive dans les institutions étatiques et scientifiques. Mais on mesure mal son pouvoir de déstabilisation politique, comme le cas de l’édition du Docteur Jivago nous l’a montré. Le face à face entre le traducteur et les forces politiques a permis de souligner que la traduction n’est pas une activité neutre.
Cette prise en compte de la figure du traducteur a conduit à l’analyse des traductions effectuées par Aragon, par Landolfi et par Nabokov. Ce corpus a permis de révéler la grande activité de ces trois écrivains sur la période considérée, autour de dates clés : la commémoration de la mort de Pouchkine en 1937, la Seconde Guerre mondiale, la mort de Staline et le Dégel. Il a aussi permis de montrer les spécificités de chacun. Landolfi et Nabokov utilisent également les distorsions d’échelles qui instaurent une rupture dans les approches des sociétés : ce ne sont plus les masses qui importent, mais le rapport que l’individu entretient avec elles. La situation d’Aragon apparaît plus complexe, car il doit composer avec ses responsabilités communistes et sa volonté de donner une place à la littérature.
Il a ensuite été question de réfléchir aux modalités des échanges éditoriaux Est-Ouest en s’intéressant notamment aux anthologies et aux retraductions. Aragon, Landolfi et Nabokov tentent de poser des actes pour répondre à cette situation en créant des événements éditoriaux. Les ensembles de traductions de Landolfi, La Poésie russe d’Elsa Triolet ainsi que Littératures soviétiques d’Aragon, sans oublier Eugene Onegin de Nabokov ont fait l’objet d’une étude pour délimiter les enjeux de ces publications, la forme qu’elles prenaient, les publics qu’elles visaient. Des comparaisons de traduction (du « Monument » et des strophes 47 à 50 d’Eugène Onéguine, entre autres), synchroniques et diachroniques, ont suivi le devenir des textes selon les hommes et les époques qui les prennent en charge.
La question de l’historicité des traductions de Pouchkine a conduit à revenir au contexte dans la quatrième partie. L’étude a révélé que Communistes et Capitalistes refusent de prendre en compte véritablement l’expérience du mal absolu que résume le nom d’Auschwitz. Au même moment, comme en guise de réponse, le littéralisme, souvent affiché durant la Guerre froide, a eu l’ambition de prendre en compte la volonté de l’auteur disparu. Le choix de traduire Pouchkine entend également apporter une réponse à la division du monde. Pour les écrivains-traducteurs, le poète russe est un auteur à la croisée de la vie et de l’écriture, soucieux de l’autonomie d’un espace littéraire mais à la recherche d’une langue qui rassemble. Pour eux, le poète n’est plus un Russe séparé de l’Occident comme une curiosité. Pouchkine questionne le face à face dans ses œuvres, affrontant ainsi la question de l’altérité tout en proposant une écriture morale.
La dernière partie de ce travail, enfin, défend l’idée d’une continuité entre l’activité de traduction et l’œuvre des écrivains. Aragon, Landolfi et Nabokov traduisent en même temps qu’ils écrivent leurs œuvres. La traduction représente une préparation de l’œuvre littéraire, quelle que soit la forme que cette dernière emprunte. Elle forme aussi son prolongement. Elle soutient et enrichit l’écriture. L’étude montre combien le nom, la figure, les œuvres de Pouchkine nourrissent le travail d’Aragon, de Landolfi et de Nabokov. Face à un contexte politique troublé, les écrivains s’inventent en traduisant Pouchkine. Ils le font entrer dans un patrimoine qui leur permet de proposer un renouvellement des formes à travers la prose poétique et la parodie.
Retrouver une confiance en l’être humain après Auschwitz suppose de réfléchir au pouvoir de renouvellement que la langue contient. Cette confiance passe dans les œuvres des écrivains du corpus par l’imagination et une attention au divers dans ses manifestations les plus discrètes. La prose poétique et la parodie, depuis longtemps marginalisées, peuvent être vues d’une autre manière à partir de cette perspective. Une dernière conclusion de cette thèse concerne l’histoire littéraire, la diffusion et la réception des œuvres, toujours classées en mouvements et en univers nationaux. La traduction invite à réfléchir à d’autres ensembles, en s’intéressant au devenir d’un écrivain à l’autre de très petits motifs, dans un lien réciproque entre lecture et écriture.
La thèse de Jakobson qui réservait la traduction à des circulations entre les langues apparaît ainsi trop restreinte, une définition large, sans doute moins définitive, semblant paradoxalement plus précise pour rendre compte de rapports humains à la croisée du texte et du contexte. La traduction donne un mouvement général, force centrifuge qui pousse les littératures à se renouveler. Elle induit des risques de malentendus (qui sont souvent passés sous silence ou assimilés à des échecs dans les visions traditionnelles de la traduction). En proposant une analyse contrastive des spécificités des textes, la traduction devient un outils de compréhension et des malentendus des enjeux nationaux et internationaux de la littérature.

 

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