Ethique et Véridiction. L'analyse des valeurs dans les discours ou les Représentations artistiques, historiques et philosophiques

Jeudi  3 mai 2012 - 9h à 12h et de 14h à 17h - Maison des sciences de l'homme d'aquitaine - Domaine universitaire - 33600 Pessac -

Ce séminaire interdisciplinaire propose aux doctorants une réflexion sur la compréhension des valeurs éthiques et/ou morales véhiculées par différentes activités humaines susceptibles de recevoir une évaluation scientifique: les formes artistiques, les sources historiques ou encore textes philosophiques.
Manifester la vérité, dire toute la vérité, explique M. Foucault, relève du « courage » (Le gouvernement de soi et des autres II). Cette idée expliquerait pourquoi le franc-parler (la parrhêsia cynique) est resté souvent marginal dans les discours et les représentations humaines occidentales; il s’avérait même dangereux dès que l’on aborde des sujets religieux ou politiques. Le philosophe François Jullien rappelle à ce propos que, dès l’Antiquité, la parole publique usait du détour, de l’ellipse ou de l’oblique (Le détour et l’accès : stratégies du sens en Chine, en Grèce ; Si parler va sans dire : du logos et d’autres ressources). Quand les découvertes géographiques, techniques, médicales, scientifiques et humaines se sont accélérées à la Renaissance, la véridiction s’est déployée avec mesure afin de protéger les auteurs de la censure ou de condamnations diverses (cf. Galilée). Le phénomène de la persécution (L. Strauss) n’est pas le seul en cause ; les sujets inhabituels, dérangeants, choquants sont parfois délicats à traiter pour l’artiste, l’historien ou le philosophe. À l’époque Moderne, on ne saurait oublier le cas du lettré, dont l’art a souvent consisté à éloigner le « vulgaire » du propos et à réserver sa « vérité » à un cercle choisi, qu’il délimite par des procédés de cryptage et de mise en intrigue singuliers ; par la fable, l’humaniste s’éloigne du réel pour mieux le révéler, d’où les ambiguïtés de son discours.
L’approche sera centrée sur un domaine particulier de véridiction, l’éthique, qu’il conviendra peut-être de situer par rapport à la morale, sa jumelle. Par ce questionnement sur le jeu des valeurs, le séminaire vise à mettre au jour deux aspects de la recherche sur ce sujet. Le premier est d’ordre discursif et axiologique, puisqu’il s’agira de rendre compte des stratégies mises en œuvre par les auteurs pour suggérer une éthique polémique, complexe ou plurielle, dissidente ou ultra-conservatrice. Cette perspective concerne également la période contemporaine, puisqu’encore de nos jours, l’expression éthique ne cesse d’emprunter les voies subtiles du détour et de l’insaisissable, de Dédale et de Protée.
Le second intérêt que nous percevons est méthodologique : cette journée d’étude sera l’occasion, avec les doctorants, de débattre des difficultés scientifiques d’un tel questionnement (cf. Jouve, Poétique des valeurs ; Kieran, « Forbidden Knoledge : the Challenge of Immoralism » ; Talon-Hugon, Morales de l’art). Quel rôle joue la fiction ou les figures rhétoriques dans ce processus de véridiction morale ? Quels obstacles et quelles limites cette recherche pose-t-elle ? Quelles solutions existe-t-il pour aborder l’éthique dans son expression la plus ténue ou la plus trouble, la plus provocante ou la plus secrète ? Voici quelques pistes qui pourront animer les discussions de ce séminaire.
 
Les organisateurs, Pierre Darnis, Valéry Laurand et Cristina Panzera

Communications

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Réalités géographiques et vérités religieuses dans les récits d'un voyageur de la Renaissance

Les récits de Giorgio del Giglio (v. 1507-1579?) prétendent décrire le monde scorso modernatamente (parcouru récemment) par lui-même durant une vie mouvementée au cours de laquelle il a changé plusieurs fois de religion avant de revenir dans le giron de l’Eglise romaine, au moment où il commence la rédaction de ses manuscrits. Au long des deux versions subsistantes de ces Voyages, il ne cesse de revenir sur le caractère véridique de ses descriptions, accompagnées de dessins, de copies de lettres, de listes, de comptes. Or, les périples qu’il raconte ne sont pas ceux qu’il a effectivement accomplis autour de la Méditerranée, entre 1550 et 1570 environ. Et les descriptions des lieux traversés, des paysages et des climats doivent très peu à l'expérience et à l'observation de l'auteur, qui les a vus pourtant, pour beaucoup d'entre eux.
La vérité à laquelle prétend Giorgio del Giglio est en effet d’ordre moral. L’étude de l'ouvrage montre que, tandis que se développent les exigences du discours scientifique « moderne », l’auteur, qui n’est ni un fin lettré ni un grand savant, vise une vérité révélée. La description du monde vu doit garantir des positions religieuses proclamées catholiques, mais pour le moins dissidentes. C’est la clef étrange de ce texte hétéroclite, mêlant récit de voyage, autobiographie et encyclopédie. Ecrivant pour manifester sa conformité à Rome, il est conduit à privilégier les descriptions d’autorité et les versions les plus légendaires, donc les plus inoffensives, des questions géographiques et historiques traitées. Mais cette conformité éclatante à son tour doit valider une foi irénique et une éthique très particulière dont il se veut le prophète et qui ne cessent de contredire ses protestations d’orthodoxie et de troubler la conformité de ses descriptions.

Florence Buttay (Bordeaux 3, EEE/INHA, MCF)

Qu’est-ce que le roman érasmien ?
De l’exemplarité morale à la maïeutique romanesque

L’influence d’Erasme sur plusieurs sur plusieurs romanciers majeurs de la première modernité (Rabelais, Cervantès, Alemán, Swift ou Fielding entre autres) est un fait avéré, et elle va bien au-delà de l’intertexte séminal que constitue l’Eloge de la Folie : on rencontre fréquemment des références diffuses, mais matricielles, aux Adages ou aux Colloques chez de tels auteurs. Depuis les pages célèbres de Kundera sur le sujet, aucune étude n’a été véritablement consacrée à ce sujet. Or, on peut se demander pourquoi – alors que l’érasmisme était partout battu en brèche, refoulé, oublié ou subsumé sous d’autres courants – le roman a pu constituer non seulement une voie de survivance, mais aussi un lieu d’épanouissement de la pensée morale du « Prince des humanistes ».
On proposera ici un repérage et une réflexion sur les grands caractères de ce qu’on pourrait appeler le « roman érasmien », en montrant notamment comment l’élaboration de dispositifs énonciatifs et narratifs complexes a pu être conçue comme un moyen de servir une valeur telle que la caritas. En effet, la caritas interprétative valorisée par de nos auteurs s’accompagne toujours d’une méfiance vis-à-vis des discours trompeurs, et d’un appel à la réflexivité du jugement. C’est ainsi toute la tradition de l’exemplarité morale dans le domaine narratif qui s’est retrouvée transformée par l’exercice du roman comme maïeutique.

Nicolas Correard  (Université de Nantes, TLI-MMA, MCF)

Brouillage auctorial et décryptage lectoral.
Lire les valeurs du roman picaresque à la lumière de l'iconographie.

Les récits picaresques constituent un genre fécond dans la littérature universelle. Il me semble donc intéressant ici de revenir aux origines du genre et de signaler que, malgré les déclarations de sincérité des narrateurs, l’axiologie de ces romans demeure généralement ambiguë. Je m’appuierai sur le premier grand roman de cette veine littéraire, Guzmán de Alfarache (1599, 1604) –un texte au fondement de la conception de Don Quichotte (1605, 1615)–, pour tenter de distinguer la singulière herméneutique lectorale proposé par Mateo Alemán, son auteur. Au moment où la diffusion des imprimés lançait la mode des emblèmes et où les arts poétiques étaient contaminés par les réflexions picturales, j’essayerai de montrer que l’auteur espagnol mobilise les stratégies d’encodage propres aux artistes du maniérisme et aux créateurs d’armoiries. Nous verrons alors que les récits brefs interpolés dans le récit-cadre ont sans doute été configurés comme des clés de lecture placés « en abyme ». La reconnaissance des valeurs portées par la "fable" devient alors un jeu cinétique entre récits incidents et récit principal…

Pierre Darnis  (Bordeaux 3, AMERIBER, MCF)

La sincérité dans les liens.
Une autre approche de la question « peut-on tout dire ».

A l’origine notion rhétorico-politique désignant l’attribut du citoyen athénien qui pouvait prendre la parole en assemblée pour dire tout ce qu'il pensait, la parrhésia a connu de notables inflexions, en plongeant dans une ambiance philosophique : ce qui pouvait passer pour n’être qu’un slogan a été pris au pied de la lettre, par les Cyniques, notamment, pour qui la parrhésia devint une manière privilégiée de faire voler en éclats les normes d’une société peu encline structurellement à la liberté de la sincérité. Diogène dit "ses quatre vérités" à Alexandre, et court le risque de sa colère. Avec Plutarque (et auparavant Philodème), la parrhésia devient la vertu de l’amitié : il faut courir le risque de dire ce qu'on pense à son ami, parce que ce risque même devient le meilleur garant d'une relation franche.
Un sujet classique de philosophie pose la question « peut-on tout dire ? » - j’aimerais poser la question : comment le dire ? Comment dire ce qu’on pense au risque de l’autre, mais aussi au risque de l’erreur : la franchise ne garantit pas la vérité, à moins de changer de modèle de vérité. Tout dire sincèrement, ne rien cacher, revient-il à dire vrai ? Qu'est-ce que cette étrange modalité de la parole qu’est la sincérité ?

Valéry Laurand (Bordeaux 3, SPH, MCF)

Satire et folie : faire entendre le vrai chez Brant et Erasme

La satire thématise largement comme pour mieux s’en défendre, les dangers d’une parole vraie mal reçue de ceux qu’elle critique parce que gratuitement médisante. Il s’agira de comprendre comment le motif de la folie, avec ses ambivalences, contribue à l’expression de la vérité. En effet, la folie invalide le discours reçu comme inepte ; mais le fatras qui la caractérise abrite tout autant le faux que le vrai. Dans La Nef des fous de Brant, souvent lue comme une charge contre un monde désordonné, dans L’Éloge de la Folie dont les énigmes sont parfois résolues un peu rapidement à la lumière de saint Paul, le propos éthique se dessine par le biais des oscillations du sens, le pire fou étant celui qui s’ignore.

Anne-Laure Metzger (Bordeaux 3, TELEM, MCF)

Stratégies de la parole oblique dans l’écriture épistolaire : exemples et contre-exemples (P. Aretin, O. Lando, F. Sansovino).

Qu’y aurait-il d’ambigu, de caché, d’allusif dans la communication épistolaire ? Toute une tradition rhétorique s’accorde depuis l’Antiquité pour faire de la lettre le lieu du discours humble (sermo umilis), proche de l’oralité, « simplex et inelaborata narratio » comme le disait Pétrarque en reprenant un topos cicéronien. De nombreuses études ont pourtant mis en évidence que les recueils de lettres publiés à la Renaissance constituent un genre littéraire à part entière et que des stratégies de communication assez complexes peuvent présider à leur élaboration, notamment lorsque les auteurs s’engagent dans des domaines qui s’avèrent problématiques, touchant à l’expression de la spiritualité, des idées politiques ou des comportements éthiques. C’est le cas de Pierre l’Arétin qui avec ses Lettres lance, en 1538, la mode des recueils épistolaires en langue italienne. C’est aussi celui de son collaborateur Ortensio Lando, dont l’identité se cache derrière les Lettere di molte valorose donne (« Lettres de plusieurs dames de valeur ») publiées à Venise en 1548. Un dernier exemple, ou plutôt contre-exemple (F. Sansovino, Del Secretario, Venise, Vincenzo Valgrisi, 1580), montrera toute la difficulté d’une approche critique qui consiste à aborder les textes du passé sous l’angle de la véridiction ou de l’ambiguïté.

Cristina Panzera (Bordeaux 3, CLARE, MCF)

L’intégrité de l’auteur et l’authenticité de l’œuvre dans les énoncés d’art.
Études de cas : Les Avertissements de Daniel Buren et les Définitions/Méthodes de Claude Rutault.

De manière systématique, l’art conceptuel recourt à des stratégies textuelles pour mieux privilégier l’idée au dépend de la réalisation matérielle de l’œuvre. Aussi le médium de l’écrivain permet à l’artiste conceptuel de développer son travail dans un minimum de matière. Daniel Buren (1938, Boulogne-sur-Seine) et Claude Rutault (1941, Les Trois Moutiers) sont deux artistes français, qui, depuis le début des années 1970, impliquent les collectionneurs dans les processus de réalisation et de réactualisation de leurs œuvres. Sous une forme écrite, les Avertissements de Buren tout comme les Définitions/Méthodes de Rutault répondent aux principes du « Contrat pour la préservation des droits de l’artiste sur toute œuvre cédée » conçu par Seth Siegelaub et Bob Projansky aux États-Unis et traduit en français sous la direction du collectionneur bruxellois Herman J. Daled en 1972. L’authenticité de l’œuvre ainsi que l’intégrité de l’artiste sont, de facto, protégées et contrôlées puisque toutes atteintes au droit moral de l’auteur sont anticipées par ces contrats. La littérature, dont il est ici question, parfois qualifiée d’« énoncé d’art »  ou de « récits autorisés » , est à considérer comme une partie de l’œuvre. De ce fait, cet usage du texte bouleverse un système de l’art dont l’objet était jusqu’ici le support premier des échanges marchands et des expositions. En libérant l’art de sa matérialité, l’« énoncé » lui propose une existence toute aussi réelle, celle de « l’art en tant qu’idée », résultat d’une dématérialisation de l’œuvre constatée par la critique d’art Lucy Lippard  dès 1968.

François Trahais (Bordeaux 3, Centre François-Georges Pariset, Doctorant en Histoire de l’art)

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1 FARKAS, Jean-Baptiste et MOLLET-VIÉVILLE Ghislain, « À propos des énoncés d’art » in. Revue Critique, à quoi pense l’art contemporain, sous la direction d’Élie DURING et de Laurent JEANPIERRE. Août – septembre 2010. p. 719 – 734
 2 POINSOT, Jean-Marc. Quand l’œuvre a lieu, L’art exposé et ses récits autorisés, éd. du M.A.M.C.O. Genève, 1999.  328 p.
 3 LIPPARD, Lucy & CHANDLER, John. “The Dematerialization of Art”, in. Art International, february 1968 – p. 31.

 

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