Salah Stétié - Université Bordeaux Montaigne

Salah stetié : un humaniste pour demain

Interviews et articles

Le 11 décembre 2008, l'université a remis les insignes de Docteur Honoris Causa à Salah Stétié, célèbre écrivain et diplomate libanais. Samaha Khoury, Professeur d'histoire de l'Orient arabe de Bordeaux 3, a fait l'éloge de Salah Stétie au cours de cette cérémonie. Il nous présente ici la vie et l'œuvre de ce grand humaniste.

Salah Stétié est né à Beyrouth le 25 décembre 1929, à l'époque du protectorat français sur  le Liban dans une vieille famille de la bourgeoisie sunnite. Son père, Mahmoud Stétié, enseignant, veille à ce qu'il apprenne le français dès son enfance, au Collège protestant français de Beyrouth, puis auprès des Jésuites, au Collège Saint-Joseph de l'Université de Beyrouth. Parallèlement, ce père, poète en langue arabe, lui transmet une solide culture arabo-musulmane. À partir de 1947, il effectue des études de lettres et de droit et suit également l'enseignement de Gabriel Boumoure qui est le premier de ses maîtres spirituels, à l'École Supérieure des Lettres de Beyrouth, où il rencontre notamment Georges Schehadé, son aîné d'un quart de siècle à qui il se lie d'amitié jusqu'à la mort du poète en 1988. En 1949, il devient professeur au célèbre Collège Méchitariste d'Alep.

En 1951, une bourse française lui permet de s'inscrire à la Sorbonne. Il suit également les cours du grand orientaliste mystique Louis Massignon, le second de ses maîtres spirituels, à l'École Pratique des Hautes Études et au Collège de France. Il fait partie de la première équipe des Lettres Nouvelles, importante revue créée à Paris en 1953 par Maurice Nadeau et Maurice Saillet, et publie une première version de son petit ouvrage Le Voyage d'Alep au « Mercure de France » (la revue). Paris devient alors, à côté de Beyrouth, l'un de ses deux pôles mentaux. Il y fait la connaissance de poètes et d'écrivains essentiels, comme Pierre-Jean Jouve, André Pieyre de Mandiargues,Yves Bonnefoy, André du Bouchet, Michel Deguy, et d'autres, et s'intéresse à la nouvelle peinture française de l'époque. Cette passion ne cessera de s'intensifier au fil des années et donnera lieu à de nombreuses collaborations avec des peintres majeurs : Zao Wou-Ki, Pierre Alechinsky, Antoni Tàpies, et de nombreux autres peintres de haute qualité.

Profondément attaché au Liban de son enfance qui demeure le lieu essentiel de son imaginaire poétique, il retourne à Beyrouth en 1955 et enseigne à l'Académie Libanaise des Beaux-Arts, puis à l'École Supérieure de Lettres de Beyrouth, enfin à l'Université Libanaise. Il fonde alors  L'Orient Littéraire et Culturel, supplément hebdomadaire du grand quotidien politique de langue française L'Orient, qu'il dirige jusqu'en 1961.

Une carrière de diplomate

Salah StetiéDans les années 1960, il entre dans la carrière diplomatique et occupe successivement divers postes :  Conseiller culturel du Liban à Paris et en Europe occidentale, puis Délégué permanent du Liban à l'UNESCO. À ce dernier titre, il joue un rôle majeur dans la mise au point et la réalisation du plan mondial de sauvetage des monuments de Nubie lors de la construction du barrage d'Assouan, puis est élu Président du Comité Intergouvernemental de l'UNESCO pour le retour des biens culturels à leur pays d'origine en cas d'appropriation illégale ou de trafic illicite, poste qu'il occupera pendant sept ans.  En 1982, il devient Ambassadeur du Liban en Hollande jusqu'en 1984, puis Ambassadeur au Maroc, de 1984 à 1987. En 1987, il est nommé Secrétaire général du ministère des Affaires Étrangères du Liban, en pleine guerre civile, puis devient à nouveau Ambassadeur du Liban en Hollande, de 1991 à 1992.

Auteur de renommée internationale

Parallèlement, il publie une œuvre d'une grande ampleur : plus d'une douzaine de recueils depuis L'Eau froide gardée, Gallimard, en 1973, et de nombreux essais en prose. Fin 1992, il prend sa retraite et s'installe au Tremblay-sur-Mauldre, dans les Yvelines. Tout en continuant à publier, il voyage beaucoup dans le monde entier en tant que conférencier invité ou comme participant à des colloques internationaux.

Salah Stétié a obtenu en 1972 le Prix de l'Amitié franco-arabe pour Les Porteurs de feu, Gallimard ; en 1980, le Prix Max-Jacob pour Inversion de l'arbre et du silence, Gallimard ; en 1995 le Grand Prix de la francophonie décerné par l'Académie Française pour l'ensemble de son œuvre ; en 2006, la Clé d'Or de la ville de Smederevo, Prix européen, pour l'ensemble de son œuvre poétique ; en 2007 le Grand Prix international de poésie des Biennales internationales de Liège. Voici un extrait de ce qu'à son sujet écrit l'Encyclopedia Universalis  «  STÉTIÉ Salah : né au Liban, au carrefour des civilisations arabe et européenne. Salah Stétié a, plus qu'un autre, éprouvé le choc de l'histoire, vécu et souffert le désir d'unité. Cette confrontation, cependant, ne l'a pas conduit à choisir un monde contre un autre, mais bien au contraire à tenter de les concilier en forgeant un langage qui leur soit commun. Dans ce désir de voir dans le bassin méditerranéen un espace non de guerre  mais de rencontre, il s'en explique dans son essai les Porteurs de feu (1972), à la fois prélude à sa poésie et étude approfondie des racines spirituelles du monde arabe ainsi que de son possible avenir. Il y parle notamment de sa conception du poème : « cessant d'être description, nomenclature, inventaire de surface, le poème sera un nœud de forces consumées dans l'acte même qui les noue, et devenues matières invisible, champ magnétique » (...) En outre, en préface à Fièvre et guérison de l'icône, paru en 1996 dans la prestigieuse collection de l'UNESCO « Œuvres représentatives », Yves Bonnefoy écrit notamment dans sa longue préface présentant son ami le poète libanais : « C'est dans la poésie de Salah Stétié comme si le texte en était une vaste draperie ouverte d'images peintes, mais dans un vent qui la fait bouger, qui défait donc ces images, qui disqualifie l'idée du monde qu'elles auraient pu substituer au monde. La surface de la pensée en est remuée, nous sommes appelés à entrer dans l'inconnaissance – un mot que Stétié emploie quelquefois et qui ne signifie nullement que nous soyons voués sur ces voies à ne rien connaître. Car, c'est vrai, cette poésie ne décrit pas un lieu, n'écrit pas une vie, au moins de façon explicitable, n'évoque pas des événements ; ce poète ne semble se souvenir dans son poème d'aucun de ces moments de la conscience ordinaire. Mais les mots qui nous sont rendus par lui si ouverts nous aident à nous écrire nous-mêmes, ils sont notre lisibilité soudain possible de par l'intérieur de nos actes. Ils aident à transfigurer en présences, en participations à la présence du monde, nos objets, nos savoirs les plus quotidiens ».

L'humanisme du futur

Salah StetiéUn des thèmes majeurs de l'œuvre d'essayiste de Stétié est sa réflexion, vieille d'un demi-siècle déjà, sur le destin de la Méditerranée et les perspectives qu'elle continue d'ouvrir à l'humanisme du futur. Son dernier livre Culture et violence en Méditerranée, publié en avril dernier aux éditions Actes-Sud, insiste en une suite de brillantes analyses, sur le fait que la Méditerranée qui a réussi à donner naissance, en miroir l'une de l'autre, à la philosophie grecque mère de la culture gréco-latine et à la philosophie arabo-musulmane, est également la mère des trois monothéismes abrahamiques. C'est elle qui, au fil des siècles, instaure ce long dialogue entre la pensée philosophique rationnelle et l'inspiration spirituelle et mystique, contrepoint déterminant qui continue de nous interpeller et de nous préoccuper, à la fois dans l'espace méditerranéen mais également dans le reste du monde, sensible aux valeurs nées dans l'espace du « mare nostrum ». Ce qui n'évite pas à la Méditerranée d'être en même temps ce lac de violence où les événements et les hommes doivent sans cesse être « réajustés » pour éviter ou dépasser la catastrophe.

En marge de ses préoccupations méditerranéennes et fort de son expérience personnelle, Salah Stétié a bien montré, comme l'écrit à son propos Dominique de Villepin dans son récent livre Hôtel de l'insomnie, Albin Michel, 2008, (où il consacre tout un développement à Salah Stétié) qu'entrer dans l'immense famille francophone, c'est rejoindre, sans frontières entre de prétendues races, la même civilisation ouverte. Pour Stétié, « c'est sur le métissage que se fonde la civilisation de demain ». Il cite Senghor qui, cinquante ans plus tôt, affirmait : « la civilisation à venir sera métissée ou ne sera pas ». Stétié transformera plus tard, pour un usage plus rigoureux, le mot métissage en tissage, vocable qui affirme plus clairement encore que la trame et la lice ne sauraient exister l'une sans l'autre.

Samaha Khoury
Professeur d'histoire de l'Orient arabe

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