Pratiques d’écriture - Université Bordeaux Montaigne

Le mouvement : actualité, réflexivité et temporalité des pratiques d’écriture

Actualité, réflexivité et temporalité des pratiques d’écriture

Organisé par : Chloé BAPPEL, Davina BRUNOT

19 avril 2022 - De 09h00 à 18h00 - Salle MLR 001 - 

Le geste photographique affiche, ici, son paradoxe le plus flagrant en voulant réduire à l’immobilité un monde-flux. Pourtant, l’homme ayant un besoin immense de repères poursuit inlassablement ce grand écart, cette quête désespérée. J’appris en conséquent, à mes dépens, que ces paysages poursuivaient vaille que vaille leurs mouvements en toute autonomie.
- « Les non-lieux à l’épreuve de l’appartenir : une expérience du regard », Ghislain Trotin -

Contexte de pensée et axes de réflexion

Penser avec Bergson qu’« il n’y a ici qu’une poussée ininterrompue de changement – d’un changement toujours adhérent à lui-même dans une durée qui s’allonge sans fin » (1938), c’est consentir que le mouvement est partout et toujours, mais c’est aussi, dans une démarche réflexive, se demander comment la raison, pour porter à la connaissance d’autrui cette force entropique contempteuse de l’inertie, va devoir transposer, transcrire, traduire… à la fois l’esthétique et la nature du mouvement. De la chanson de geste (Chanson de Roland) à l’écriture du mime en passant par l’écriture-mime de Henri Michaux et son goût pour les néologismes transformés en sortes d’onomatopées qui font surgir à la pensée une action plutôt qu’ils ne la disent, la littérature a souvent et très tôt fait siens les questionnements autour de l’écriture du mouvement. Georges-Arthur Goldscmid analysait ainsi, dans son introduction à Ainsi parlait Zarathoustra (1983), l’écriture de Nietzsche comme un système où « la phrase ne vaut que par son parcours, par son rythme qui lui donne aussi tout son "sens" (...). La pensée et la phrase se moulent, se plient l’une à l’autre, indétachables ». Et plus récemment encore, Eric Libiot, dans sa chronique du 25 mai 2021 sur France Inter, faisait en quelques minutes l’apologie du point-virgule : sémantique rythmique au sein de la sémantique syntaxique, sont rendus prégnants ici et là des codes combinatoires faisant intervenir la variété des dynamiques de la phrase au sein de l’immobilité des mots. Avant eux, le célèbre poème typographique de Mallarmé Jamais un coup de dés n’abolira le hasard et les calligrammes d’Apollinaire, entre autres, avaient déjà ouvert des voies vers une pensée du texte en image, en signe, en rythme et en flux dont le mouvement des mots sur la page tendent à brouiller les frontières entre écriture, oralité et dessin.
D’un autre côté, la peinture, le dessin, puis plus tard la photographie, arts de l’immobilité pétrifiant le mouvement en une saisie de l’instant, n’ont eu de cesse de chercher à rendre compte de ce mouvement qu’ils ne pouvaient donner à voir directement. Ainsi, « Mérot relève que la peinture classique, en la matière, prisait les moments de suspension, où un geste s’arrête juste avant de se muer en un autre » (Benjamin Thomas, 2019). Henri Michaux, au-delà de la recherche d’une écriture-mime, s’est lui aussi intéressé à la transcription picturale, via le dessin, du corps dansant, du corps mobile. Quant à l’écriture de la danse, elle était déjà initiée en 1700 (Raoul Auger Feuillet, Chorégraphie ou l’art de décrire la Danse) et a connu de nombreuses avancées voire des modifications structurelles, notamment avec la cinétographie de Rudolf Laban
A partir des expérimentations de la première moitié du XXème siècle, période durant laquelle s’est développé dans les arts des œuvres phares autour de l’écriture et du mouvement (Anemic cinema de Marcel Duchamp, ou certains travaux de Magritte, Picasso, Kurt Schwitters, Picabia, Brecht...) se pérennisent alors dans les années soixante-dix des alliances foisonnantes entre pratiques artistiques et littéraires tentant de rendre compte du mouvement (Julien Blaine, Breuvage épandu, 1968).
Mais, passé ce bref et très certainement non exhaustif état des lieux, qu’en est-il aujourd’hui ? Quelles sont les autres disciplines qui se sont plongées, sans doute plus ou moins allégrement, dans cet exercice ? Quelles sont les disciplines qui, étant déjà sensibles à cette question, ont poussé leur recherche dans des directions parfois auto-réflexives passant par exemple du geste comme sujet de recherche au geste fondateur d’une méthodologie de pratique ? A l’heure de l’urgence climatique, une modification de paradigme semble avoir lieu dans certaines marges, redessinant le rapport des disciplines ou des chercheurs à cette notion de mouvement, inéluctablement liée à celle de changement. Être au plus proche, aussi bien spatialement que temporellement, du supra-changement ou de l’infra-geste, voilà ce qui semble désormais dicter certaines conduites, visions, pratiques. Ainsi en est-il de Terra Forma, Manuel de cartographies potentielles (2019) qui, en proposant une évolution des outils méthodologiques des géographes, amène une transformation du regard lui permettant d’appréhender le monde « par les profondeurs, par les mouvements, par le point de vie, par les périphéries, par le pouls, par les creux, par les disparitions et les ruines ».
Mais nous posons également une autre question : comment représenter les mouvements de temps long, spécialement lorsqu’ils ne sont pas ceux d’un corps, d’une figure, mais d’un paysage par exemple ?
La photographie (et avec elle toutes les pratiques visuelles de l’instantané), malgré l’immobilité sujet/support qu’elle expose, propose déjà, en faisant naviguer le regard d’une photo à une autre, une ellipse capable de rétablir une temporalité grâce à l’entre-deux : il y a ici tout à la fois du temps-qui-passe et du temps-qui-est-passé. Au cinéma aussi, puisque, François Laplantine nous le rappelle, « filmer, c’est filmer le corps en mouvement, c’est-à-dire créer de la durée » (2020), dès lors que la temporalité de l’évènement et celle du film ne coïncident plus, le mouvement du paysage, par exemple, peut transparaître via la présence d’un corps jouant son propre devenir à l’intérieur du devenir des lieux. Incapables de donner à voir le changement en-train-de-se-faire, certaines disciplines seraient donc pourtant à même de donner à voir un changement en-train-de-se-vivre.

La journée d’étude s’ouvre comme un questionnement inter-disciplinaire autour de cette notion de traduction du mouvement dans les disciplines des SHS. Elle n’a pas cependant pour objet de revenir sur des pratiques de longue date, se voulant au contraire ouverte à toutes les innovations bousculant ces mêmes pratiques, aussi bien à travers des initiatives personnelles qu’à travers les réflexions et travaux menés au sein d’un collectif, d’une équipe, d’une discipline... Sont privilégiés, comme mentionné ci-dessus, les travaux proposant une approche réflexive du geste, ceux qui, osant un pas de côté vers l’inexistant, proposent d’autres modèles de pensées, d’autres visions, mais également les travaux s’intéressant à la difficulté à rendre compte d’un mouvement ayant prise dans une temporalité qui n’est pas celle de l’observateur.

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