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École Doctorale Montaigne-Humanités. Initiative doctorante – 2018-2019

Atelier de lecture «Le performatif et ses usages»

(H. Champion, J. Decker, T. Detcheverry & J. Gombin)

Séance I. «Austin : le performatif, à la croisée du langage et de l’action»

Extraits étudiés: AUSTIN, J.L., Quand dire, c’est faire. Éd. du Seuil, Paris, 1970,

conférences 1 et 8.

Le recueil de conférence intitulé Quand dire, c’est faire entend penser conjointement le

langage et l’action. Dans la première conférence, Austin oppose ainsi les énonciations «per- formatives» aux énonciations «constatives». Tandis que ces dernières sont vraies ou fausses

selon si les états de fait qu’elles décrivent existent ou non, les premières ne décrivent rien et

ne sont donc ni vraies ni fausses, mais font quelque chose et sont par conséquent heureuses ou

malheureuses selon la réussite ou l’échec de l’action.

Or, suite au doute jeté sur la pertinence de cette distinction, Austin propose lors de la

huitième conférence de poser tout autrement le problème des rapports du langage et de l’action,

en demandant : «en quel sens dire une chose, est-ce faire quelque chose ?» (p.107). Une telle

question permet d’esquisser une théorie des actes de paroles à partir de la tridistinction entre

les actes locutoire (dire, c’est toujours produire des sons ayant une signification), illocutoires

(en disant, on fait toujours autre chose, par exemple promettre) et perlocutoires (en disant

quelque chose, le locuteur vise à produire certains effets sur son interlocuteur, par exemple le

persuader).

En lisant ces deux conférences, nous viserons d’une part à mieux comprendre dans quel

contexte et à quelles fins Austin introduisit la notion de «performatif», et d’autre part à saisir

les raisons du caractère provisoire qu’il lui accordait.

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AUSTIN, J.L. (1970) Quand dire, c’est faire.

Éditions du Seuil, Paris, pages 37 à 45.

Première conférence

Ce que j’aurai à dire ici n’est ni difficile à comprendre, ni sujet à controverses; le seul mérite que j ‘aimerais voir

reconnaître à ces considérations est celui d’être vraies, au moins en partie. Le phénomène à discuter est en effet

très répandu, évident, et l’on ne peut manquer de l’avoir remarqué, à tout le moins ici ou là. Il me semble

toutefois qu’on ne lui a pas encore accordé spécifiquement attention.

Les philosophes ont trop longtemps suppose que le rôle d’une « affirmation » [statement] ne pouvait être que de

« décrire » un état de choses, ou d’ « affirmer un fait quelconque », ce qu’elle ne saurait faire sans être vraie on

fausse. Il y eut constamment des grammairiens, bien sûr, pour signaler à notre attention que toutes les

« phrases » [sentences] ne sont pas nécessairement des affirmations, ou ne servent pas nécessairement à en

produire1

en plus des affirmations (au sens des grammairiens), il y a aussi, très traditionnellement, les questions

et les exclamations, ainsi que les phrases qui expriment des commandements, des souhaits ou des concessions.

Sans doute les philosophes n’ont-ils pas eu l’intention de le nier, même s’il leur est arrivé d’employer un peu

abusivement le mot « phrase» pour le mot « affirmation ». Sans doute aussi grammairiens et philosophes ont-ils

été conscients, les uns comme les autres, de la difficulté qu’il y a à bien distinguer les questions elles-mêmes, les

commandements, etc., des affirmations, au moyen des quelques pauvres indices grammaticaux dont nous

disposons (l’ordre des mots, le mode, etc.). Mais il ne semble pas qu’on se soit beaucoup attardé, dans

l’ensemble, sur les difficultés que ce fait soulève manifestement. Car enfin, comment les distinguons-nous les

uns des autres ? Quelles sont leurs limites et leurs définitions respectives ?

Depuis quelques années, plusieurs expressions qui, autrefois, auraient été acceptées sans problème comme des «

affirmations », tant par les philosophes que par les grammairiens, ont été examinées avec un soin tout nouveau.

C’est plutôt indirectement - du moins en philosophie - qu’on en est venu à poursuivre cet examen. L’opinion

s’exprima d’abord - non sans un assez regrettable dogmatisme - que l’affirmation (d’un fait) devait être

« vérifiable2

» : ce qui amena à penser que de nombreuses « affirmations» ne seraient pour ainsi dire que des

pseudo-affirmations. On commença par montrer - et sans nulle peine - que beaucoup d’« affirmations » (Kant fut

probablement le premier à l’établir systématiquement) étaient à proprement parler des non-sens, en dépit d’une

structure grammaticale très courante. Et la découverte continuelle de nouveaux types de non-sens a été somme

toute une bonne chose quoique leur classification soit restée trop souvent non systématique, et leur explication,

mystérieuse. Cela dit, même nous autres, philosophes, nous fixons des limites à la quantité de non-sens que nous

sommes prêts à admettre dans notre discours. Il était donc naturel de se demander, dans un second temps, si bon

nombre de ce qu’on prenait pour des pseudo-affirmations tendaient, en fait, à être des « affirmations», à quelque

titre que ce soit.

1

Il n’est pas vraiment correct, bien sûr, de dire qu'une phrase puisse être jamais une affirmation son emploi est plutôt de

produire une affirmation; et l'affirmation est elle-même une « construction logique » élaborée à partir de la production

d'affirmations.

2

Cf. Introduction, p. 12, note. Pour une bonne introduction, succincte et claire, a l'histoire de ces recherches philosophiques,

on pourra consulter le petit livre du professeur G. J. Warnock, English Philosophy Since 1900, London Oxford University

Press, 1963.

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On en est venu à penser communément qu’un grand nombre d’énonciations [utterances]3

qui ressemblent à des

affirmations, ne sont pas du tout destinées à rapporter ou à communiquer quelque information pure et simple sur

les faits; ou encore ne le sont que partiellement. Les « propositions éthiques », par exemple, pourraient bien

avoir pour but - unique ou non - de manifester une émotion, ou de prescrire un mode de conduite, ou

d’influencer le comportement de quelque façon. Ici encore, Kant fut un pionnier. Il arrive aussi que dans l’usage

que nous faisons des énonciations, nous outrepassions le champ de la grammaire, du moins de la grammaire

traditionnelle. On en est venu à voir que bon nombre de mots fort embarrassants, insérés dans des affirmations

apparemment descriptives, ne servent pas à indiquer un caractère supplémentaire et particulièrement étrange de

la réalité qui est rapportée, mais à indiquer (je ne dis pas à rapporter) les circonstances dans lesquelles

l’affirmation est faite, ou les réservés auxquelles elle est sujette, ou la façon dont il faut la prendre, et autres

choses de ce genre. Négliger ces possibilités - comme il est arrivé le plus souvent dans le passé -, c’est céder à ce

que l’on appelle l’illusion « descriptive ». (Mais peut-être ce mot n’est-il pas adéquat, « descriptif » ayant lui- même un sens particulier. Toutes les affirmations, vraies ou fausses, ne sont pas pour autant des descriptions;

voilà pourquoi je préfère employer le mot « constatif4

».) Les remarques que nous avons faites jusqu’ici ont sans

doute réussi à montrer par bribes - ou du moins à rendre vraisemblable - que nombre de problèmes qui

embarrassèrent traditionnellement les philosophes ont surgi à partir d’une erreur : celle de considérer comme des

affirmations pures et simples de faits, des énonciations qui sont (en un ou plusieurs sens non grammaticaux et

qui ont leur intérêt) ou bien des non-sens, ou bien des expressions dont l’intention est tout à fait différente.

Quoi que nous pensions de l’une ou l’autre de ces conceptions et suggestions, et si fortement que nous puissions

déplorer la confusion où doctrine et méthode philosophiques en ont d’abord été plongées, nous ne pouvons

douter qu’elles soient en train de produire une révolution en philosophie. Si quelqu’un veut l’appeler la plus

grande et la plus salutaire de son histoire, ce n’est pas, à y bien réfléchir, une prétention extravagante. Il n’est pas

étonnant que les premières découvertes aient été faites sans grande continuité, avec parti pris et à partir de

motivations étrangères : c’est le cas pour la plupart des révolutions ...

ISOLEMENT PRELIMINAIRE DU PERFORMATIF [performative]

5

Il va de soi que le type d’énonciation à considérer ici n’est pas, en général, le non-sens, bien que mésuser du type

en question puisse engendrer - nous le verrons - des variétés assez extraordinaires de « non-sens ». Plus

exactement, il fait partie de notre seconde classe - celle des imposteurs [masqueraders]: non qu’il se déguise

nécessairement en une affirmation de fait, descriptive ou constative; mais il lui arrive très souvent de le faire, et

cela - assez étrangement au moment même où il revêt sa forme la plus explicite. Les grammairiens, je crois,

3

L'énonciation [utterance], comme nous le verrons de mieux en mieux, doit évoquer la simple production d'un acte

linguistique, abstraction faite de son « contenu » et des modalités de son émission vocale. Elle n'est, en effet, ni la simple

production de sons (comme le « mot » : va, que produirait un singe, par exemple); ni une phrase dont on puisse dire qu'elle

est vraie on fausse. C'est pourquoi une énonciation, bien que pouvant être un énoncé (vrai ou faux), n'en est pas

nécessairement un. (Une promesse, par exemple, n'est pas un énoncé - a moins qu'on tienne absolument a dire qu' « en un

sens », on « énonce » une promesse -, mais plutôt une énonciation que l'on produit.) Austin tient a distinguer des le début le

statement (affirmation ou énoncé) de l'énonciation dont il n'est qu'une instance.

4

Le terme constative n'existe pas en anglais. Austin avait besoin d'un mot qui évoquât a l'avenir des énonciations qui ne

seraient que vraies ou fausses, sans qu'elles « fassent » quelque chose (comme les énonciations « performatives » auxquelles

il les opposa d'abord, et dont il sera bientôt question). Si le terme français « constater » évoque (comme l'affirmation) une

intervention ou une prise de position de la part de celui qui « constate », alors ii faut résister a cette évocation, pour le

moment. (Nous disons « pour le moment », car Austin sera amené par ses analyses a reconnaître un certain « faire » dans

l'énonciation constative, un « agir » dont il ne parviendra pas, cependant, à préciser la nature exacte.) Cf. la note 5 pour une

« justification » des termes « constatif » et « performatif » en français.

5

Tout ce qui est dit dans ces sections est provisoire et demeure sujet à révision, à la lumière des sections ultérieures.